Il tenait les barreaux ouvragés du portail à deux mains et son visage semblait vouloir les forcer. Il imaginait le prince et ses coursiers franchissant l’entrée dans le grondement (qu’on dirait parfois souterrain) d’une puissante moto au ralenti. Le prince, son père ! Vêtu de cuir noir comme l’étaient peut-être ses ancêtres jadis.
Il regardait la bicoque en délabrance hébergeant le petit personnel où ce monarque sans royaume allait trousser la servante, sa mère, la nuit venue. On ne l’habitait plus. Des carreaux étaient brisés à certaines fenêtres et des lambeaux de rideaux s’agitaient à l’extérieur comme des mouchoirs d’adieux. Son atelier sur fond de champ de culture lui parut engageant, par opposition.
Il allait s’arracher à sa contemplation lorsque la porte du château s’ouvrit pour livrer passage à un petit homme âgé, aux jambes gainées de leggings. Le personnage était vêtu d’une veste de velours bleue, d’un pantalon de cheval kaki, d’une chemise blanche serrée au cou par un lacet de cuir.
Au fur et à mesure qu’il s’avançait vers le portail, Édouard découvrait ses traits aigus : le nez busqué, les pommettes de squelette, les mâchoires escamotées de brochet. Ses sourcils touffus, d’un gris sale, détonnaient dans cette face anguleuse ; ils abritaient un regard rude mais humain.
— Vous désirez ? lança-t-il à Blanvin bien avant qu’il l’eût rejoint.
Ce qu’Édouard voulait dire ne se lançait pas à la cantonade. Il attendit que l’homme aux leggings fût tout à fait présent.
— J’aimerais rencontrer madame… heu… la princesse, finit-il par répondre.
Le vieillard l’examinait et son jugement n’était pas défavorable. Contre son habitude, Édouard avait mis un costume (celui-là même qu’il portait à l’enterrement de Rachel) et une cravate (il en possédait deux en tout et pour tout).
— La princesse ! s’exclama sourdement le bonhomme. Mais elle ne reçoit personne d’autre que l’évêque et son docteur ! Je peux vous demander ce que vous lui voulez ?
— C’est confidentiel, assura Édouard.
— Vous trouvez l’argument suffisant, vous ! grommela l’autre. Confidentiel, c’est vite dit ; vous ne pouvez pas préciser un peu ?
— Il s’agit de son fils.
— Le prince est mort depuis vingt ans !
— On peut parler des morts, objecta Blanvin.
Le petit vieux se gratta le menton, sa barbe mal rasée fit un bruit râpeux.
— Je vais voir si Mgr le duc veut vous recevoir.
— Quel duc ? demanda Édouard de façon inconsidérée.
— Le chambellan de Mme la princesse.
Le terme de chambellan prêtait à rire. Édouard avait l’impression qu’on continuait de faire joujou avec des traditions et des termes archirévolus.
L’homme aux leggings hésita, puis décrocha un trousseau de clés fixé à sa ceinture par un mousqueton et ouvrit le portail.
— Entrez !
Édouard pénétra timidement dans la propriété. Un parfum obsédant de glycine en fleur le chavira ; il fut surpris, car on ne le détectait pas de l’extérieur, à croire que cette fragrance était exclusivement réservée aux habitants du château. Sous les mauvaises herbes en liberté, les anciens graviers de l’allée crissaient encore, produisant le bruit de l’escargot écrasé tout à l’heure.
— Vous êtes le gardien ? demanda-t-il, chemin faisant.
Le bonhomme eut un rire aigrelet.
— Je suis tout, répondit-il : le gardien, le chauffeur, un peu le maître d’hôtel ; et j’étais le jardinier avant que des rhumatismes m’interdisent de me pencher.
Une mousse mince et vénéneuse recouvrait en grande partie le perron, les pieds des habitués avaient tracé une espèce de sentier dans la surface verte.
— Je vais vous demander de m’attendre ici, fit le gardien ; j’ai l’interdiction de laisser entrer quiconque ne soit attendu.
Il parlait parfaitement le français avec toutefois un accent difficile à situer. Édouard comprit que le vieillard venait de prendre une initiative personnelle en l’introduisant dans la propriété au lieu de le laisser attendre dans la rue. Faisait-il confiance à sa bonne mine ou voulait-il épargner à ses rhumatismes un nouveau trajet au portail ?
Il disparut. Des abeilles harcelaient la glycine dont les lourdes grappes paraissaient vivantes. On entendait ronfler un canot à moteur sur le lac. Une grande paix helvétique enveloppait la vaste propriété. Depuis la mort accidentelle du prince, les gens et les choses d’ici avaient abdiqué toute joie de vivre. On prolongeait mornement une existence dépourvue d’âme.
Le petit vieillard le héla depuis la porte :
— Vous voulez venir ?
Le garçon gravit les marches en deux enjambées et se trouva à l’orée d’un vaste hall encombré de meubles lourds qui offensaient le regard par leur pesante laideur. Seul le faible écho de leurs pas troublait le silence poisseux de la demeure.
L’un suivant l’autre, ils passèrent devant un magistral escalier aux balustres tarabiscotés, pour gagner une porte basse située sous les marches. Différents styles se contrariaient au château, qui allaient du néogothique à celui des années 30.
Le gardien poussa la porte incomplètement fermée et annonça :
— Voilà le monsieur en question, monseigneur.
Il s’effaça discrètement pour laisser entrer Édouard.
Blanvin pénétra dans un petit bureau sans histoire, aux murs garnis de classeurs en bois. Une table recouverte d’un tapis vert en occupait le centre. Assis dans un fauteuil pivotant, un gros vieillard faisait des comptes sur de longues feuilles de papier glacé en se servant d’un porte-plume et d’un encrier de cristal. L’homme devait approcher les quatre-vingts ans. Il présentait une calvitie de clown : tout le dessus de sa tête pointue était nu tandis que de longs cheveux blancs et raides tombaient sur ses épaules. Il portait un costume noir, de coupe surannée, un col en celluloïd et une cravate gris perle ; une ridicule petite pochette blanche, bordée de dentelle, jaunissait sur sa poitrine.
Il se servait de lunettes pour écrire, mais les avait ôtées à l’entrée du visiteur.
Édouard eut une inclination de buste qu’il espéra conforme aux usages.
— Monseigneur…
Il attendit que l’autre lui demande d’approcher. Le duc se décida à désigner une chaise en face de lui.
— Je n’ai rien compris à ce que m’a dit Walter, déclara le chambellan d’une voix peu audible. Expliquez-moi.
Le trac étouffait Blanvin. Il eut honte.
« Merde, je suis fils de prince, bordel ! »
Il prit place et regarda son vis-à-vis avec une assurance tranquille.
— Avant tout, monseigneur, j’aimerais vous dire que ma démarche, pour inhabituelle qu’elle soit, est rigoureusement désintéressée.
Il ne s’était jamais exprimé de la sorte et s’étonnait de son emphase. De quelle lecture la sortait-il ? Le duc Groloff gardait ses mains jointes sur ses feuillets, jouant du bout des doigts avec la monture de ses lunettes.
— Puis-je me permettre de vous demander, monseigneur, depuis combien de temps vous habitez ce château ? De votre réponse dépendra votre compréhension.
— J’habite Versoix depuis que la princesse Gertrude et son défunt fils s’y sont installés, répondit le duc, c’est-à-dire depuis la fin de la dernière guerre.
Rosine n’avait pas mentionné le bonhomme en lui parlant des occupants du château, sans doute ne lui avait-il pas laissé une forte impression.