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— Le mariage est une chose difficile à réussir, balbutia-t-elle enfin. Chaque individu est une île. Il lui arrive de vouloir en visiter une autre, mais c’est généralement petit, une île, on en a vite fait le tour…

— Eh bien ! nous n’achèverons jamais celui de nos îles ! décida Édouard. Nous essaierons de nous connaître le moins possible ; c’est la profonde connaissance de l’autre qui transcende l’amour, ou qui le tue ! Nous ne prendrons pas de risques.

— Vous paraissez certain de mon acceptation, remarqua-t-elle.

— C’est de trop la souhaiter qui me donne cette assurance. Pardonnez le délire d’un grand malade.

— Mon Dieu ! comme je vais avoir de quoi réfléchir ! fit-elle. Qu’est-ce qui vous prend ?

— Il me prend que je ne pouvais plus attendre, Barbara. On se connaît depuis si longtemps !

Elle demeura auprès de lui jusqu’à la fin des visites. Ils continuaient de se regarder sans plus parler. Ils s’étaient dit l’essentiel. Chacun pensait à ce qui se produisait, ce conte qu’ils interprétaient d’un commun accord afin de s’offrir du merveilleux, pour faire chanceler les grises frontières du quotidien. Cela ressemblait à un défi lancé au sort et à la raison ; ni l’un ni l’autre n’était dupe et n’osait risquer le moindre raisonnement. Acte de somnambules ivres, tâtant le vide du pied pour provoquer le vertige. Ils n’avaient plus aucune question à se poser mutuellement. Édouard ne demanda pas à Barbara quel discours avait pu lui tenir Crémona pour la décider à venir et elle ne chercha pas à savoir à quel instant il lui avait paru primordial de la rencontrer. Elle ne fut pas tentée de connaître ce qu’auraient été ses réactions s’il avait vu entrer une Mme Michu grouillante de progéniture, conne, édentée et puant le rance. Il s’abstint de lui redire qu’elle était belle, plus que conforme à ses rêves les plus audacieux. Ils commençaient avec délectation l’apprentissage de la discrétion poussée jusqu’au silence.

Au bout d’une heure, Crémona vint prendre congé car il avait un rendez-vous. À la manière dont il le dit, Édouard sut que c’était avec son épouse. Gagné par l’exemple, l’avocat ne leur posa pas de questions ; il était évident que tout allait bien entre eux.

Lorsqu’il se fut retiré, Édouard coula sa main en direction de Barbara. Avec calme, elle posa la sienne sur cette patte d’homme velue qui demeurait forte malgré la maladie.

Et leur connivence muette se fit plus large, plus âpre aussi. Leurs deux chaleurs se mêlaient. Ils étaient un peu étourdis par la simplicité d’une telle félicité.

— Un jour, je vous désirerai et tout sera bien, dit-il.

Elle balbutia :

— Sûrement…

— Il paraît que votre mère a appris à jouer aux échecs à la mienne.

— Elles avaient le temps.

— Et que je voulais tout le temps sortir de la cellule, je cognais toute la journée contre la porte.

— Cela se comprend.

— Je vous frappais beaucoup.

— Il faut un début à tout.

Ils replongèrent dans ce silence unique qu’ils venaient d’inventer.

Des visiteurs entraient dans la chambre, à l’abordage des autres lits. Des gens de tous les jours : un petit monsieur foutriquet avec un pardessus noir et une casquette à carreaux qu’il n’ôtait pas ; une grosse femme à la Dubout escortée d’une fille mongolienne ; un couple de vieillards paraissant plus en péril que la personne qu’ils venaient voir ; une gamine en jean et blouson au chevet d’un homme au teint jaune, la gosse mâchait du chewing-gum au lieu de parler et regardait sa montre à tout bout de champ.

Édouard et Barbara ne s’intéressaient à personne, abîmés qu’ils étaient dans leur intemporelle torpeur.

La sonnerie grêle marquant la fin des visites retentit dans le couloir et la chambre se vida de ses étrangers. Eux restaient toujours dans la même position. Une infirmière agacée vint prévenir Barbara :

— Madame ! C’est fini !

— Non, répondit Édouard, ça commence.

Leurs mains se désunirent à regret. Elles s’étaient engourdies sans qu’ils y prissent garde et ils rirent de la douleur qu’ils éprouvaient.

Barbara prit une carte gravée dans son sac et la posa sur la table de chevet.

— J’ai changé mon ridicule prénom en celui de Sylvie, dit-elle, et je porte le nom de mon beau-père : Demangeot.

Elle ajouta :

— N’avons-nous pas échangé des paroles d’ivrogne ? Si cet instant doit avoir des suites, contactez-moi. Inutile de me laisser vos propres coordonnées : je suis de la race des femmes qui attendent.

— Et moi de ceux des hommes qui se taisent, répondit le prince. Tant de gens parlent pour ne rien dire que je voudrais pouvoir ne pas parler pour tout dire.

Elle sangla son imperméable ciré, à la coupe harmonieuse, et hocha la tête. Une fois dans le couloir, elle pleurerait probablement.

Édouard actionna le lit afin de le remettre en position allongée. Il enfouit sa tête dans l’oreiller pour revivre chaque seconde de leur entrevue, mais ce fut la vision de la toute petite fille de jadis qui s’imposa. À présent qu’il possédait ses traits de femme, il se rappelait sa frimousse d’enfant.

40

Il fut mis au courant de la mort de Marie-Charlotte au cours de la semaine qui suivit. Une commission rogatoire vint l’entendre à l’hôpital. Crémona lui avait appris le drame et assistait à l’interrogatoire. Tout était clair dans cette histoire, hormis le fusil. Banane prétendait que sa sœur l’avait arraché des mains de son antagoniste, mais Francky et la Couleuvre nièrent farouchement qu’ils l’eussent possédé. Najiba, choquée, ne pouvait répondre aux questions policières que par des onomatopées suivies de cris et de sanglots. Le juge avait demandé qu’on la plaçât en maison de repos. Edouard prétendit ne rien savoir du fusil bricolé. Banane ayant eu la sagesse de scier les canons de l’arme ailleurs qu’au garage, les enquêteurs ne purent prouver que le travail y avait été effectué.

La mort brutale de l’adolescente perverse ne causa pas grand-peine au prince. Il savait que sur sa pente fatale, la détention ou la mort attendait sa cousine.

Une chose encore tracassait la police. Elle concernait la première descente de son commando au garage.

— Voyons, monsieur Blanvin, ces sauvages molestent votre ouvrier ainsi que sa sœur, détériorent plusieurs de vos belles voitures et vous ne portez pas plainte ?

— Je ne l’ai pas fait pour ma mère et pour celle de la gosse. N’oubliez pas qu’elle était ma cousine. Je n’ai pas voulu aggraver le calvaire de ma parente.

L’interrogatoire avait lieu dans la tisanerie de l’étage qui faisait face à la salle où l’on soignait Edouard. Le prince était assis, mais les policiers et Crémona devaient rester debout, ce qui abrégea l’affaire. Après le départ des enquêteurs, Blanvin demanda à l’avocat quelle peine la jeune Arabe encourait.

— La légitime défense étant acquise, pas grand-chose, avec un bon avocat. Cela dit, ma conviction, d’après ce que les inspecteurs m’ont confié, est qu’elle est bonne pour le cabanon. Il paraît que cette jeune personne donnait auparavant certains signes de… heu… déséquilibre. Subir des violences barbares et faire éclater la tête de quelqu’un ne constituent pas une thérapie positive.

« Bavard ! Cher bavard impénitent ! »

Henry Crémona aimait les mots, les triait avec soin, comme une fillette trie des perles pour se faire un collier ; en suçotait certains au passage.