Édouard téléphonait plusieurs fois par jour à Sylvie-Barbara. Il avait fait poser une ligne au karting et l’appelait même de nuit. Lorsqu’elle décrochait, il annonçait :
— C’est juste pour un peu de silence.
Il percevait son rire léger en forme de soupir. Ils attendaient pendant un laps de temps qui variait à chaque appel. Après quoi, il demandait :
— Cela mis à part, tout va bien ?
— Non, il y a encore ceci qu’il faut que vous sachiez.
Nouveau silence, au bout duquel Édouard disait :
— Merci, j’ai tout compris ; je t’aime.
Et il raccrochait.
Ces enfantillages n’en étaient pas pour eux ; ils correspondaient à un rite qui leur donnait la joie de l’amour.
Après avoir quitté le château de Versoix, Édouard, parvenu à la hauteur d’Auxerre, s’était aperçu qu’il y avait oublié les lettres de Najiba sans en avoir pris connaissance. Comme il n’avait pas envie de les lire, il trouva que c’était bien ainsi et remercia Dieu pour cet oubli qui lui évitait le remords de les avoir volontairement abandonnées.
Rosine s’épanouissait et prenait du poids, comme il arrive presque tout le temps aux commerçantes dont les affaires sont florissantes. Elle mangeait de plus en plus et baisait de moins en moins. Grandeur et décadence ? Son dernier partenaire n’était autre que le garde-barrière veuf chez qui elle allait téléphoner avant sa réussite. Piètre compagnon de plaisir aux performances plus que moyennes, mais qui s’était raccroché à elle et l’aimait d’un amour de chien. Elle « passait lui dire bonjour » parfois, le matin, et adorait se faire bouffer le cul tandis que l’ouragan d’un train déferlait à trois mètres de leur lit dans un grondement de film catastrophe.
Ils avaient pris un compte joint à la banque, Doudou et elle, qu’elle arrosait de leurs recettes quotidiennes et qui grossissait à vue d’œil. La question des placements allait bientôt se poser et Rosine découvrait avec étonnement qu’il est plus malaisé de conserver l’argent que de le gagner.
Elle prévoyait qu’un jour, au rythme d’une telle « gagne », elle aurait une belle maison, une vraie bonne et qu’elle se ferait imprimer des cartes de visite au nom de « Comtesse de Vlassa ». En attendant, elle achetait du foie gras et du sauternes pour ses en-cas de la nuit, après la fermeture du karting.
Banane s’était mis en ménage avec une roumie rencontrée sur la piste. Raymonde s’était blessée à la jambe en percutant la pile de pneus de protection et il l’avait lui-même pansée, car ils possédaient une pharmacie de secours au karting.
Un sauveteur a immédiatement la cote auprès des filles qu’il assiste ; Raymonde le lui prouva.
Sa sœur demeurait encore dans sa maison de repos, mais on lui accordait de sortir avec les siens une fois par mois afin de ne pas la couper de ses racines. Elle ne parlait plus d’Édouard ni ne manifestait de curiosité à son endroit.
Selim se vouait cœur et corps à son nouveau travail, à la fois mécano, ordonnateur de piste, juge arbitre et chef du nettoiement. Il gagnait bien sa vie et le grand lui laissait entrevoir qu’un jour, il l’élèverait au titre de marquis, ce qui constituerait une grande première chez les crouilles.
En prenant leur casque, les habitués avaient fini par découvrir que miss Margaret ne comprenait ni les mots argotiques, ni les mots triviaux, aussi avaient-ils à cœur de la traiter : de boudin, de tarderie, de suce-bites, de pavute, de miches-à-godes, de miss-prend-du-rond (ils étaient perspicaces), de planche à bred, de pouffe, de greluse, et de collier à pafs. Elle leur souriait, ravie par ces gentillesses françaises. Elle ne montra de mécontentement que le jour où une fille, abusée par son accent, lui demanda si elle était anglaise.
Le cadavre d’Élie Mazureau, le chauffeur de taxi-conseiller municipal, se décomposait lentement, le sol étant argileux. Il gisait exactement à l’emplacement de la ligne d’arrivée du karting, mais quatre mètres quarante au-dessous. À commencer par sa veuve, tout le monde l’avait oublié car il était de ces êtres dont il est impossible de conserver longtemps le souvenir. Seul le journal du cru évoquait parfois sa disparition lorsqu’il manquait de matière.
Quant au maire, une fâcheuse histoire de ballets bleus l’avait contraint à démissionner. Après avoir cédé son affaire à son fils, il était aller tâter de l’immobilier dans la région de Bandol.
Si bien qu’une grande harmonie régnait à présent sur cette histoire.
42
Elle avait ordinairement le sommeil fragile, pourtant elle mit du temps à percevoir la sonnerie du téléphone.
— J’ai cru que vous étiez absente, dit Édouard avec un brin d’humeur.
— J’ai eu un dîner tardif, hier, plaida Barbara-Sylvie.
— D’affaires ?
— Non, de tendresse : avec mon beau-père et sa nouvelle compagne. Mais dites-moi, on dirait que vous ne m’appelez pas pour du silence ?
— En effet, j’appelle pour une question.
— Allez-y !
— Êtes-vous prête à épouser un prince forain ? Le moment est venu pour moi de perpétuer ma dynastie ; je tiens à faire ce présent à ma grand-mère, la princesse Gertrude, avant qu’elle ne nous quitte.
— Quel jour sommes-nous, monseigneur ?
— Mercredi.
— Réponse vendredi, ça vous va ?
— Je l’aurais préférée plus spontanée, mais son importance me fera patienter quarante-huit heures.
Il raccrocha, avec au fond de l’âme un sentiment de déception.
43
« Je n’ai jamais vu d’aussi sales gueules que sur cette piste », songeait le prince. Le loubard pullulait ; par le créneau des casques il entrevoyait des visages peu sympathiques. Figures blêmes et balafrées, mentons mal rasés, regards gratuitement méchants. La plupart de ces jeunes haïssaient la planète entière et ne rêvaient que d’en découdre. Certains cherchaient à télescoper les plus timorés. Dans ces cas fréquents, Édouard intervenait. Il possédait un sifflet au son strident, capable de forcer le fracas des petits moteurs rageurs de 50 cm3. Ses rappels à l’ordre, péremptoires, ramenaient généralement le calme ; quand il tombait sur un récalcitrant, il allait se planter devant lui, en pleine piste, pareil au toréador devant son fauve, le doigt pointé, si calme et sûr de soi que le trublion choisissait de stopper.
« Tu es pas là pour jouer au con, tu es là pour prendre ton pied, lui disait Édouard sans se fâcher. Tu dérouilles ta gonzesse, toi, avant de la tirer ? Non, n’est-ce pas, au contraire, tu la caresses, eh bien, avec ces petites bagnoles, c’est du kif, mon grand. Elles attendent pas que tu les casses, mais que tu leur fasses l’amour. »
Dompté, le teigneux reprenait sa ronde.
C’est à la fin d’une intervention de ce style que Banane accourut pour lui apprendre que maître Crémona, son avocat, le demandait.
— Au téléphone ? s’enquit le prince.
— Non ; il est ici, avec une dame.
Il désigna les deux silhouettes cocasses à l’autre extrémité du circuit. Malgré la distance, Blanvin reconnut le couple inséparable. Il aimait bien le maître, pourtant sa venue inopinée lui donna à craindre quelque fâcheuse nouvelle. La Crémona le regardait venir, déjà enamourée. Il faut dire que le bougre méritait son admiration.