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Je protestai : « Mais non, mon cher, et je t’assure que si elle n’est pas revenue demain matin, je pars à huit heures par l’express. Je serai resté vingt-quatre heures. C’est assez : ma conscience sera tranquille. »

Je passai toute la soirée dans l’inquiétude, un peu triste, un peu nerveux. J’avais vraiment au cœur quelque chose pour elle. À minuit, je me couchai. Je dormis à peine.

J’étais debout à six heures. Je réveillai Paul, je fis ma malle, et nous prenions ensemble, deux heures plus tard, le train pour la France.

III

Or il arriva que l’année suivante, juste à la même époque, je fus saisi, comme on l’est par une fièvre périodique, d’un nouveau désir de voir l’Italie. Je me décidai tout de suite à entreprendre ce voyage, car la visite de Florence, Venise et Rome fait partie assurément de l’éducation d’un homme bien élevé. Cela donne d’ailleurs dans le monde une multitude de sujets de conversation et permet de débiter des banalités artistiques qui semblent toujours profondes.

Je partis seul cette fois, et j’arrivai à Gênes à la même heure que l’année précédente, mais sans aucune aventure de voyage. J’allai coucher au même hôtel, et j’eus par hasard la même chambre !

Mais à peine entré dans ce lit, voilà que le souvenir de Francesca, qui, depuis la veille d’ailleurs flottait vaguement dans ma pensée, me hanta avec une persistance étrange.

Connaissez-vous cette obsession d’une femme, longtemps après, quand on retourne aux lieux où on l’a aimée et possédée ?

C’est là une des sensations les plus violentes et les plus pénibles que je connaisse. Il semble qu’on va la voir entrer, sourire, ouvrir les bras. Son image, fuyante et précise, est devant vous, passe, revient et disparaît. Elle vous torture comme un cauchemar, vous tient, vous emplit le cœur, vous émeut les sens par sa présence irréelle. L’œil l’aperçoit ; l’odeur de son parfum vous poursuit ; on a sur les lèvres le goût de ses baisers, et la caresse de sa chair sur la peau. On est seul cependant, on le sait, on souffre du trouble singulier de ce fantôme évoqué. Et une tristesse lourde, navrante vous enveloppe. Il semble qu’on vient d’être abandonné pour toujours. Tous les objets prennent une signification désolante, jettent à l’âme, au cœur, une impression horrible d’isolement, de délaissement. Oh ! ne revoyez jamais la ville, la maison, la chambre, le bois, le jardin, le banc où vous avez tenu dans vos bras une femme aimée !

Enfin, pendant toute la nuit, je fus poursuivi par le souvenir de Francesca ; et, peu à peu, le désir de la revoir entrait en moi, un désir confus d’abord, puis plus vif, puis plus aigu, brûlant. Et je me décidai à passer à Gênes la journée du lendemain, pour tâcher de la retrouver. Si je n’y parvenais point, je prendrais le train du soir.

Donc, le matin venu, je me mis à sa recherche. Je me rappelais parfaitement le renseignement qu’elle m’avait donné en me quittant : – Rue Victor-Emmanuel, – passage Falcone, – traverse Saint-Raphaël, – maison du marchand de mobilier, au fond de la cour, le bâtiment à droite.

Je trouvai tout cela non sans peine, et je frappai à la porte d’une sorte de pavillon délabré. Une grosse femme vint ouvrir, qui avait dû être fort belle, et qui n’était plus que fort sale. Trop grasse, elle gardait cependant une majesté de lignes remarquables. Ses cheveux dépeignés tombaient par mèches sur son front et sur ses épaules, et on voyait flotter, dans une vaste robe de chambre criblée de taches, tout son gros corps ballottant. Elle avait au cou un énorme collier doré, et, aux deux poignets, de superbes bracelets en filigrane de Gênes.

Elle demanda d’un air hostile : « Qu’est-ce que vous désirez ? »

Je répondis : « N’est-ce pas ici que demeure Mlle Francesca Rondoli ?

— Qu’est-ce que vous lui voulez ?

— J’ai eu le plaisir de la rencontrer l’année dernière, et j’aurais désiré la revoir. »

La vieille femme me fouillait de son œil méfiant : « Dites-moi où vous l’avez rencontrée ?

— Mais, ici même, à Gênes !

— Comment vous appelez-vous ? »

J’hésitai une seconde, puis je dis mon nom. Je l’avais à peine prononcé que l’Italienne leva les bras pour m’embrasser : « Ah ! vous êtes le Français ; que je suis contente de vous voir ! Que je suis contente ! Mais, comme vous lui avez fait de la peine à la pauvre enfant. Elle vous a attendu un mois, Monsieur, oui, un mois. Le premier jour, elle croyait que vous alliez venir la chercher. Elle voulait voir si vous l’aimiez ! Si vous saviez comme elle a pleuré quand elle a compris que vous ne viendriez pas. Oui, Monsieur, elle a pleuré toutes ses larmes. Et puis, elle a été à l’hôtel. Vous étiez parti. Alors, elle a cru que vous faisiez votre voyage en Italie, et que vous alliez encore passer par Gênes, et que vous la chercheriez en retournant puisqu’elle n’avait pas voulu aller avec vous. Et elle a attendu, oui, Monsieur, plus d’un mois ; et elle était bien triste, allez, bien triste. Je suis sa mère ! »

Je me sentis vraiment un peu déconcerté. Je repris cependant mon assurance et je demandai : « Est-ce qu’elle est ici en ce moment ?

— Non, Monsieur, elle est à Paris, avec un peintre, un garçon charmant qui l’aime, Monsieur, qui l’aime d’un grand amour et qui lui donne tout ce qu’elle veut. Tenez, regardez ce qu’elle m’envoie, à moi sa mère. C’est gentil, n’est-ce pas ? »

Et elle me montrait, avec une animation toute méridionale, les gros bracelets de ses bras et le lourd collier de son cou. Elle reprit : « J’ai aussi deux bouches d’oreilles avec des pierres, et une robe de soie, et des bagues ; mais je ne les porte pas le matin, je les mets seulement sur le tantôt, quand je m’habille en toilette. Oh ! elle est très heureuse, Monsieur, très heureuse. Comme elle sera contente quand je lui écrirai que vous êtes venu. Mais entrez, Monsieur, asseyez-vous. Vous prendrez bien quelque chose, entrez.

Je refusais, voulant partir maintenant par le premier train. Mais elle m’avait saisi le bras et m’attirait en répétant : « Entrez donc, Monsieur, il faut que je lui dise que vous êtes venu chez nous. »

Et je pénétrai dans une petite salle assez obscure, meublée d’une table et de quelques chaises.

Elle reprit : « Oh ! elle est très heureuse à présent, très heureuse. Quand vous l’avez rencontrée dans le chemin de fer, elle avait un gros chagrin. Son bon ami l’avait quittée à Marseille. Et elle revenait, la pauvre enfant. Elle vous a bien aimé tout de suite, mais elle était encore un peu triste, vous comprenez. Maintenant, rien ne lui manque ; elle m’écrit tout ce qu’elle fait. Il s’appelle M. Bellemin. On dit que c’est un grand peintre chez vous. Il l’a rencontrée en passant ici, dans la rue, oui, Monsieur, dans la rue, et il l’a aimée tout de suite. Mais, vous boirez bien un verre de sirop ? Il est très bon. Est-ce que vous êtes tout seul cette année ? »

Je répondis : « Oui, je suis tout seul. »