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Nous avons encore redescendu la ligne jusqu’en 1330, pour voir l’église de Notre-Sauveur-de-la-Chora. Les touristes l’avaient déjà vue dans l’Istanbul actuelle sous son nom turc, Kariye Camil ; ils la virent alors dans son état originel, avec toutes ses extraordinaires mosaïques neuves et intactes.

— Vous voyez, dis-je, à cet endroit. Voici la Marie qui a épousé le Mongol. Elle se trouve toujours là dans notre temps actuel. Celle-ci – l’enfance et les miracles du Christ –, celle-ci a disparu à notre époque, mais vous pouvez voir comme elle était superbe.

Le psychiatre sicilien prit des hologrammes de toute l’église ; il portait un mini-appareil autorisé par le Service Temporel, puisque personne à cette époque de la ligne temporelle ne pourrait le remarquer ni comprendre son utilité. Sa temporaire aux jambes arquées se dandinait à droite et à gauche en s’exclamant tout le temps. Ceux de l’Ohio paraissaient s’ennuyer, comme je l’avais prévu. Sans importance. Je leur donnerais de la culture même si je devais la leur faire avaler de force.

— Quand verrons-nous les Turcs ? demandaient sans cesse les gens de l’Ohio.

Nous avons sauté avec souplesse par-dessus les années noires de 1347 et 1348.

— Je ne peux pas vous y emmener, leur dis-je quand les protestations eurent fusé. Vous devez vous inscrire pour une tournée spéciale si vous désirez voir l’une des grandes épidémies.

— Nous avons eu toutes nos vaccinations, grommela le gendre de Mr. Ohio.

— Mais cinq milliards de personnes sont sans protection dans notre temps actuel, au bout de la ligne, lui ai-je expliqué. Vous pouvez attraper des bacilles, les ramener avec vous et déclencher une épidémie mondiale. Et nous devrions alors effacer tout votre voyage temporel de l’histoire pour empêcher ce désastre. Vous ne voudriez pas qu’une telle chose se produise, n’est-ce pas ?

Incompréhension.

— Écoutez, je vous y emmènerais si je le pouvais, dis-je. Mais je ne peux pas. C’est la loi. Personne ne peut pénétrer dans une période d’épidémie, à moins d’être sous une surveillance spéciale, que je ne suis pas autorisé à vous donner.

Je les emmenai en 1385 pour leur montrer la fin de Constantinople ; une population fortement diminuée dans l’enceinte des grands murs ; des quartiers entiers étaient désertés, les églises tombaient en ruine. Les Turcs dévoraient l’arrière-pays. Je conduisis mes clients sur les murailles, au bout du quartier des Blachemes, et je leur montrai les cavaliers du sultan turc qui rôdaient dans la campagne, au-delà des limites de la ville. Mon gars de l’Ohio tendit le poing dans leur direction.

— Salauds de barbares ! cria-t-il. Rebut de la terre !

Descente jusqu’en 1398. Je leur montrai Anadolu Hisari, la forteresse du sultan Bayazid, sur le côté asiatique du Bosphore. Une brume d’été la rendait un peu difficile à voir, et nous avons sauté de quelques mois jusqu’en automne pour l’observer à nouveau. Nous avons subrepticement fait passer une petite paire de jumelles. Deux moines byzantins apparurent, virent les jumelles avant que j’eusse le temps de les cacher, et voulurent savoir pourquoi nous regardions à l’intérieur.

— Cela aide les yeux, leur répondis-je, et nous nous sommes dépêchés de quitter les lieux.

Durant l’été 1422, nous avons regardé l’armée du sultan Murat II se presser contre les murs de la ville. Près de 20 000 Turcs avaient brûlé les villages et les champs qui entouraient Constantinople, massacré les habitants, déraciné les vignes et les oliviers, et ils tentaient maintenant de pénétrer dans la ville. Ils poussaient des machines d’assaut vers les murs, attaquaient avec des béliers, des catapultes géantes, toute l’artillerie lourde de l’époque. J’emmenai mes clients assez près de la ligne des combats pour bien profiter du spectacle.

La technique habituelle pour cela est de se déguiser en saints pèlerins. Les pèlerins peuvent aller n’importe où, même sur le front. Je distribuai des croix et des icônes, indiquai à tout le monde comment paraître dévot, et je les emmenai vers le lieu du combat, chantant et psalmodiant.

Il n’était pas possible de leur faire chanter de véritables hymnes byzantins, bien entendu, et je leur dis de chanter ce qu’ils voulaient, en faisant simplement attention à ce que cela paraisse pieux et solennel. Les gens de l’Ohio entonnèrent The Star Spangled Banner[4] qu’ils répétèrent sans cesse, et le psy et son amie chantèrent des arias de Verdi et de Puccini. Les défenseurs byzantins s’arrêtèrent un instant pour nous faire des signes. Nous leur avons rendu leur salut et avons fait le signe de la croix.

— Et si nous étions tués ? demanda le gendre.

— Aucun risque. Ce ne serait pas permanent, de toute façon. Si vous receviez une flèche perdue, j’appellerais la Patrouille Temporelle et ils vous emmèneraient d’ici il y a cinq minutes.

Le gendre prit un air déconcerté.

— Celeste Aida, forma divina…

nous saluons si fièrement…

Les Byzantins combattaient de toutes leurs forces pour repousser les Turcs. Ils versaient des feux grégeois et de l’huile bouillante sur les assaillants, tranchaient chaque tête qui apparaissait devant le mur, résistaient à la fureur de l’artillerie. Mais il semblait pourtant certain qu’au crépuscule, la ville serait tombée. Les ombres de la nuit se rapprochaient déjà.

— Regardez, dis-je.

Des flammes s’élevèrent en plusieurs points, le long du mur d’enceinte. Les Turcs brûlaient leurs propres machines de siège et s’éloignaient !

— Pourquoi ? me demanda-t-on. Une heure de plus et ils prenaient la ville !

— Les historiens byzantins, répondis-je, écrivirent plus tard qu’un miracle s’était produit. La Vierge Marie serait apparue, vêtue d’un manteau violet, entourée d’un halo scintillant, et aurait marché le long de la muraille. Les Turcs se seraient enfuis de terreur.

— Où cela ? demanda le gendre. Je n’ai vu aucun miracle ! Je n’ai pas vu de Vierge Marie !

— Peut-être devrions-nous revenir une demi-heure en arrière et regarder à nouveau, dit sa femme d’une voix hésitante.

Je leur expliquai qu’en fait, la Vierge Marie n’avait pas marché sur les remparts ; mais des messagers étaient venus annoncer au sultan Murat qu’un soulèvement venait d’éclater contre lui en Asie Mineure et, craignant d’être enfermé et assiégé dans Constantinople s’il parvenait à la prendre, le sultan avait aussitôt mis un terme aux opérations afin de s’occuper des rebelles de l’Est. Les gens de l’Ohio parurent déçus. Je crois qu’ils auraient vraiment voulu voir la Vierge Marie.

— Nous l’avons vue durant notre voyage de l’an dernier, marmonna le gendre.

— C’était différent, dit sa femme. C’était la vraie, pas un miracle !

J’ai réglé les chronos et nous avons sauté.

Le 5 avril 1453, à l’aube, nous avons attendu le lever du soleil sur les remparts de Byzance.

— La ville est isolée, maintenant, dis-je. Le sultan Mehmet le Conquérant a construit la forteresse de Rumeli Isari sur le côté européen du Bosphore. Les Turcs approchent. Tenez, écoutez !

Le soleil se leva. Nous avons regardé par-dessus la muraille. Un hurlement lointain se fit entendre.

— De l’autre côté de la Corne d’Or se trouvent les tentes des Turcs – ils sont deux cent mille. Et il y a quatre cent quatre-vingt-treize vaisseaux turcs sur le Bosphore. Les défenseurs byzantins ne sont que huit mille, et n’ont que quinze navires. L’Europe chrétienne n’a envoyé aucune aide à la Byzance chrétienne, à part sept cents soldats et marins génois sous le commandement de Giovanni Giustiniani. Je m’attardai sur le nom du dernier défenseur de Byzance, appuyant les riches échos du passé. Giustiniani… Justinien… Personne ne remarqua. Byzance va être jetée aux loups, continuai-je. Écoutez les cris des Turcs !

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4

The Star Spangled Banner : La Bannière Étoilée, hymne national des U.S.A. (N.d.T.)