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Roger Martin du Gard

LES THIBAULT

Tome III

L’ÉTÉ 1914 (suite et fin)

(1936)

Deuxième partie

XLIII

Le vacarme provincial des cloches de Saint-Eustache, qui s’engouffrait dans la cour de l’immeuble, éveilla Jacques de bonne heure. Sa première pensée fut pour Jenny. Vingt fois déjà, la veille, au cours de la soirée et jusqu’au moment où il s’était endormi, il s’était remémoré sa visite avenue de l’Observatoire ; il trouvait toujours de nouveaux détails à tirer de son souvenir. Il demeura quelques minutes, allongé sur son lit, promenant un regard indifférent sur le décor de son nouveau logis. Les murs étaient salpêtrés, le plafond s’écaillait ; des hardes inconnues pendaient aux patères ; des paquets de brochures, de tracts, s’empilaient sur l’armoire ; au-dessus de la cuvette de zinc, luisait un miroir de bazar, taché d’éclaboussures. Quelle avait pu être la vie du camarade qui habitait là ?

La fenêtre était restée toute la nuit ouverte ; mais, malgré l’heure matinale, l’air qui montait de la cour était fétide, étouffant.

« Lundi 27 », se dit-il, en consultant son carnet de poche, déposé sur la table de nuit. « Ce matin, dix heures, les types de la C. G. T… Ensuite, il faudra m’occuper de cet argent, voir le notaire, l’agent de change… Mais, à une heure, je serai chez elle, avec elle !… Après, à quatre heures et demie, j’ai cette réunion qu’on a organisée à Vaugirard, pour Knipperdinck… À six heures, je passerai au Libertaire… Et, ce soir, la manifestation… Il y avait de la bagarre dans l’air, cette nuit. Aujourd’hui, il pourrait bien se passer des choses… Les boulevards ne seront pas toujours aux jeunes patriotes ! La manifestation de ce soir s’annonce bien. Des affiches partout… La Fédération du Bâtiment a fait appel aux syndicats… Important, ça, que le mouvement syndicaliste soit bien en liaison avec celui du Parti… »

Il courut emplir son broc au robinet du couloir, et le torse nu, s’aspergea d’eau fraîche.

Brusquement lui revint le souvenir de Manuel Roy, et il se mit à invectiver le jeune médecin : « Au fond, ceux que vous accusez d’antipatriotisme, ce sont ceux qui s’insurgent contre votre capitalisme ! Il suffit qu’on s’attaque à votre régime, pour être de mauvais Français ! Vous dites : “Patrie” », grogna-t-il, la tête sous l’eau ; « mais vous pensez : “Société !” “Classe !” Votre défense de la patrie n’est pas autre chose qu’une défense déguisée de votre système social ! » Il empoigna de chaque main une extrémité de la serviette, et se frotta vigoureusement le dos, rêvant d’un monde à venir, où les diverses patries subsisteraient comme autant de groupements régionaux, autonomes, mais rassemblés sous une même organisation prolétarienne.

Puis sa pensée revint au syndicalisme :

« C’est à l’intérieur des syndicats qu’il faudrait être, pour faire de la bonne besogne… » Son front s’assombrit. Pourquoi était-il en France ? Mission d’information, oui ; et il s’en acquittait de son mieux : la veille encore, il avait expédié à Genève quelques brefs « rapports » dont, sans doute, Meynestrel pourrait se servir ; mais il ne s’illusionnait pas sur l’importance de ce rôle d’enquêteur. « Être utile, vraiment utile… Agir… », il était venu à Paris avec cet espoir ; et il enrageait de n’être qu’un spectateur, un enregistreur de propos, de nouvelles ; de ne rien faire, en somme — de ne rien pouvoir faire ! Pas d’action possible sur ce plan international auquel il se trouvait, par force, limité. Pas d’action réelle pour ceux qui ne font pas partie des équipes, pour ceux qui ne sont pas incorporés, et depuis longtemps, aux organisations constituées. « C’est tout le problème de l’individu devant la révolution », se dit-il avec un brusque découragement. « Je me suis évadé de la bourgeoisie, par instinct de fuite… Avec une révolte d’individu, non de classe… J’ai passé mon temps à m’occuper de moi, à me chercher… Tu ne seras jamais un bon révolutionnaire, mon Camm’rad…  » Les reproches de Mithœrg lui revinrent à l’esprit. Et, songeant à l’Autrichien, à Meynestrel, à tous ceux dont le réalisme délibéré avait, une fois pour toutes, accepté la nécessité révolutionnaire du sang, il se sentit repris à la gorge par l’angoissante question de la violence… « Ah ! Pouvoir se délivrer, un jour… Se donner… Se délivrer par le don total… »

Il acheva sa toilette dans un de ces états de trouble, d’abattement, qu’il ne connaissait que trop ; mais qui, par bonheur, ne duraient pas, cédaient vite au dynamisme de la vie extérieure.

« Allons aux nouvelles », se dit-il, en se secouant.

Cette pensée suffit à lui rendre courage. Il donna un tour de clef à sa chambre, et descendit rapidement dans la rue.

Les journaux ne lui apprirent pas grand-chose. Les feuilles de droite menaient tapage autour des manifestations faites par la Ligue des Patriotes devant la statue de Strasbourg. Dans la plupart des feuilles d’information, les dépêches officielles étaient enrobées de commentaires verbeux et contradictoires. Le mot d’ordre semblait être de faire alterner prudemment les éléments d’inquiétude et les raisons d’espoir. Les organes de gauche convoquaient tous les pacifistes à venir manifester, dans la soirée, place de la République. La Bataille syndicaliste affichait, en première page : Tous, ce soir, sur les boulevards !

Avant de gagner la rue de Bondy, où il n’avait rendez-vous qu’à dix heures, Jacques s’arrêta à l’Humanité.

À la porte du bureau de Gallot, il fut accosté par une vieille militante, qu’il connaissait pour l’avoir souvent rencontrée aux réunions du Progrès. Elle était affiliée au Parti depuis quinze ans, et rédactrice à la Femme libre. On l’appelait la mère Ury. Elle jouissait de l’affection générale, bien qu’on prît grand soin de la fuir pour échapper à son insistante loquacité. Serviable à l’excès, dévouée à toutes les causes généreuses, payant d’ailleurs de sa personne, elle avait la rage de recommander les gens les uns aux autres, et se montrait infatigable, malgré son âge et ses varices, dès qu’il s’agissait de trouver de l’ouvrage pour un chômeur, ou de tirer d’embarras quelque camarade. Elle avait courageusement hébergé Périnet chez elle, lors de ses démêlés avec la police. C’était une étrange créature. Ses mèches grises, échevelées, lui donnaient dans les meetings une allure de pétroleuse. La tête était restée belle. « Elle a encore de la façade », disait Périnet, avec son accent faubourien, « mais il a plu sur l’étalage… » Végétarienne convaincue, elle venait de mettre sur pied une coopérative, dont le but était de doter chaque quartier de Paris d’un restaurant socialiste végétarien. En dépit des événements, elle ne perdait aucune occasion de recruter des adeptes, et cramponnée au bras de Jacques, elle entreprit de le catéchiser :

— « Renseigne-toi, mon petit ! Consulte des hygiénistes… Ton organisme ne peut pas réaliser son harmonie fonctionnelle, ton cerveau ne peut pas atteindre son rendement maximum, si tu t’obstines à donner à ton corps une alimentation putréfiée, un régime de charognard… »

Jacques eut grand-peine à s’en débarrasser, et à pénétrer sans elle dans le bureau de Gallot.

Celui-ci n’était pas seul. Son secrétaire, Pagès, lui présentait une liste de noms, qu’il examinait et pointait au crayon rouge. Il leva le museau par-dessus les dossiers qui s’empilaient sur sa table, et fit signe à Jacques de s’asseoir, tandis qu’il poursuivait son pointage.