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Pris dans la masse, suffoquant de chaleur, Jacques, Vanheede et Mithœrg avançaient, coude à coude, pour ne pas se perdre. Le flot les portait, les noyait dans sa sourde rumeur, les immobilisait un instant pour les soulever de nouveau, les jeter à droite ou à gauche, contre les façades sombres dont les fenêtres étaient garnies de curieux. La nuit était venue ; les globes électriques répandaient sur ce chaos mouvant une lumière insuffisante, tragique.

« Ah ! » se dit Jacques, grisé de joie et de fierté, « quel avertissement ! Un peuple entier, dressé contre la guerre ! Les masses ont compris… Les masses ont répondu à l’appel !… Si Rumelles pouvait voir ça !… »

Un arrêt plus long que les autres les tenait cloués contre le péristyle du Gymnase. Des cris éclatèrent à l’avant. Il semblait que, là-bas, vers l’entrée du boulevard Poissonnière, la colonne se fût heurtée la tête à un obstacle.

Cinq, dix minutes passèrent. Jacques s’impatientait :

— « Venez », dit-il, en prenant le petit Vanheede par la main.

Suivis de Mithœrg qui ronchonnait, ils se faufilèrent, fendant des groupes, contournant les noyaux trop résistants, faisant des zigzags, avançant quand même.

— « Une contre-manifestation ! » dit quelqu’un. « La Ligue des Patriotes occupe le carrefour, et barre la route ! »

Jacques, lâchant l’albinos, parvint à se hisser sur l’entablement d’une boutique, pour voir.

C’était au coin du faubourg Poissonnière, au pied de l’immeuble rouge du Matin, que les drapeaux étaient arrêtés. Les premiers rangs des deux groupes s’entrechoquaient, avec des invectives, des cris. La bagarre était localisée, mais violente : les visages se menaçaient, les poings étaient tendus. La police, en petits pelotons noirs encastrés dans la foule, se démenait sur place, mais semblait laisser faire. Un drapeau blanc s’agita, comme un signal : les patriotes entonnèrent la Marseillaise ; alors, d’une seule voix qui s’amplifia et couvrit bientôt tous les bruits de son rythme puissant, les socialistes répondirent par l’Internationale. Brusquement, une lame de fond souleva, secoua la fourmilière. Jaillies de droite et de gauche par les rues voisines, des sections de sergents de ville, commandées par des officiers de paix, avaient violemment pénétré dans le flot, pour dégager le carrefour. Aussitôt, la bagarre s’accentua. Les chants s’arrêtèrent, reprirent, coupés de vociférations : « À Berlin ! » ; « Vive la France ! » ; « À bas la guerre ! » La police, fonçant au cœur du désordre, s’attaquait aux pacifistes qui ripostaient. Des sifflets crépitèrent. Des bras, des cannes, se dressaient : « Vache !… Fumiers ! » Jacques vit deux agents se jeter sur un manifestant, qui se débattait et que les agents finirent par jeter, à demi assommé, dans une des voitures de police postées aux coins des rues.

Il enrageait d’être si loin. Peut-être, en longeant les maisons, aurait-il pu arriver jusqu’au carrefour ? Il se rappela à temps sa mission, son train… Aujourd’hui, il ne s’appartenait pas : il n’avait pas le droit de céder à ses impulsions !

Un bruit sourd se fit entendre, à l’avant, sur les boulevards. Au loin, des casques brillèrent. C’était un peloton de gardes municipaux qui s’avançaient, au trot, à la rencontre des manifestants.

— « Ils vont charger ! »

— « Sauve qui peut ! »

Autour de Jacques, la foule, effrayée, essayait de rebrousser chemin. Mais elle était coincée entre les cavaliers qui approchaient et l’immense queue du cortège, qui poussait à contresens, et empêchait tout recul. Juché sur son entablement comme sur un rocher battu par la tempête, Jacques se cramponnait au volet de fer pour ne pas être jeté bas par les tourbillons du flot humain qui bouillonnait à ses pieds. Il chercha des yeux ses compagnons, et ne les aperçut plus. « Ils savent où je suis », se dit-il, « s’ils le peuvent, ils vont me rejoindre… » Il songea avec effroi : « Heureusement que je n’ai pas amené Jenny… »

Sur le carrefour, les chevaux piaffaient. Des piétons étaient renversés. Des visages affolés, rageurs, des fronts égratignés, apparaissaient et disparaissaient, au gré des remous.

Que se passait-il ? Impossible de comprendre… Maintenant, le centre du carrefour était évacué. Les pacifistes avaient dû céder aux mouvements combinés des gardes à cheval et des sergents de ville. Au milieu de la chaussée jonchée de cannes, de chapeaux, de débris, se promenaient des officiers de paix, galonnés d’argent, et quelques civils, qui devaient être des autorités policières. Autour d’eux, le cordon des agents progressait, élargissant le cercle ; et, bientôt, toute la largeur du boulevard fut barrée par la police.

Alors, comme un troupeau mordu aux jarrets par les chiens, et qui, après quelques minutes de piétinement désordonné, opère une conversion sur place, les manifestants firent demi-tour, et se précipitèrent en trombe vers les boulevards de Strasbourg et de Sébastopol :

— « Rassemblement au carrefour Drouot ! »

« Pas prudent de s’éterniser là », se dit Jacques. (Il venait de se rappeler que, en cas d’arrestation, il n’avait sur lui qu’une carte d’identité au nom de Jean-Sébastien Eberlé, étudiant genevois.)

Il put s’échapper par la rue d’Hauteville. Il hésitait. Qu’étaient devenus Vanheede et Mithœrg ? Que faire ? Courir rue Drouot ? Rentrer dans la bagarre ? Et s’il était arrêté ? ou seulement pris dans un remous, retenu entre deux bagarres, contraint de manquer son train ?… Quelle heure ? Onze heures moins cinq… La sagesse, quoi qu’il lui en coûtât, c’était de tourner le dos à la manifestation, et de se rapprocher de la gare du Nord.

Il se trouva bientôt place La Fayette, devant l’église Saint-Vincent-de-Paul. Le petit square ! Jenny… Il eut envie de monter, en pèlerinage, jusqu’à leur banc… Mais une section de gardiens de la paix, en attente, occupait les escaliers.

Il mourait de soif. Il se souvint alors qu’il connaissait, tout près de là, rue du Faubourg-Saint-Denis, un bar où se réunissaient les socialistes de la section Dunkerque. Il avait le temps d’y passer une demi-heure avant d’aller prendre son train.

L’arrière-salle, où se rencontraient d’ordinaire les militants, était vide. Mais, près du comptoir, autour du cafetier, — un vieux du Parti — une demi-douzaine de consommateurs commentaient les nouvelles du quartier qui avait été le théâtre de plusieurs échauffourées sérieuses. Autour de la gare de l’Est, une manifestation contre la guerre avait été rudement dispersée. Elle s’était reformée devant la C. G. T. ; là, un véritable commencement d’émeute avait nécessité une charge de police ; les blessés, disait-on, étaient nombreux. Les commissariats de l’arrondissement étaient pleins de manifestants arrêtés. Le bruit courait que le directeur de la police municipale, qui dirigeait le service d’ordre sur les boulevards, avait reçu un coup de couteau. Un consommateur, qui venait de Passy, racontait avoir vu, place de la Concorde, la statue de Strasbourg drapée de voiles tricolores, et gardée par un groupe de jeunes patriotes qui allumaient des feux de bengale, sous la protection des gardiens de la paix. Un autre, un vieil ouvrier à moustaches grises, qui faisait recoudre par la patronne sa veste endommagée au cours de la bataille, prétendait que plusieurs tronçons de la manifestation des boulevards s’étaient regroupés à la Bourse, et, drapeau rouge déployé, marchaient sur le Palais-Bourbon, au cri de : « À bas la guerre ! »

— « À bas la guerre ! » grommela le cafetier. Il avait vu 70 ; il avait fait la Commune. Il secouait rageusement la tête : « Il est bien temps, de crier : “À bas la guerre !…” C’est comme si tu criais : “À bas la pluie !” quand l’orage est là… »