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— « C’est ce qu’elle fait, certainement… Lisez les journaux… Mais, si la France, de son côté, ne souhaitait pas la guerre, est-ce qu’elle appuierait, en ce moment, la politique russe ? Les discours de Poincaré, à Pétersbourg, sont instructifs. C’est la France qui tient entre ses mains la paix et la guerre. Il suffirait que, demain, la Russie cesse de compter sur l’armée française, pour qu’elle se trouve réduite à négocier pacifiquement ; et, du même coup, tout danger de guerre serait écarté ! »

Le pasteur approuva. Le vieillard aussi ; il avait été, plusieurs années, professeur de droit à Strasbourg, et il détestait les Alsaciens.

Jacques, d’un geste aimable, déclina l’offre d’un cigare, et, renonçant par prudence à toute discussion, parut se plonger dans la lecture de ses journaux.

Le professeur prit la parole. Il avait une vue superficielle et partiale de la politique bismarckienne après 70 ; il ignorait, ou feignait d’ignorer, le désir qu’avait le vieux chancelier d’abattre définitivement la France par une nouvelle défaite militaire ; et il semblait ne vouloir se souvenir que des gestes faits par l’Empire pour se rapprocher de la République. Dirigée par lui, la conversation se poursuivit sur le terrain historique. Ils étaient tous trois d’accord. Ils exprimaient, d’ailleurs, des idées qui étaient celles de la grande majorité des Allemands.

Pour eux, de toute évidence, l’Allemagne n’avait pas cessé, jusqu’à ces dernières années, de faire à la nation française de généreuses avances. Bismarck lui-même avait donné des gages de son esprit de conciliation, en autorisant, non sans imprudence, ce rapide relèvement des vaincus, qu’il aurait si bien pu empêcher : il lui aurait suffi de contrecarrer la folie de conquêtes coloniales, qui s’était emparée des Français au lendemain de leur défaite. La Triplice ? Elle ne menaçait personne. Elle était, à l’origine non pas une alliance militaire, mais un pacte de solidarité conservatrice, conclu par trois souverains pareillement inquiets de l’effervescence révolutionnaire qui couvait en Europe. Entre 1894 et 1909, quinze ans de suite, et même après l’alliance franco-russe, l’Allemagne avait cherché la collaboration de la France pour régler les problèmes politiques, spécialement les questions africaines. En 1904, en 1905, le gouvernement de Guillaume II avait multiplié, de bonne foi, des offres d’entente, précises. Toujours, la France avait refusé la main que le Kaiser lui tendait ! Elle n’avait répondu aux propositions les plus engageantes que par des refus méfiants, vexatoires, ou par des menaces ! Si le caractère de la Triplice s’était modifié, la faute en était donc imputable à la France, qui, par son incompréhensible alliance militaire avec le tsarisme, et par les agissements de ses ministres, notamment de Delcassé, avait clairement laissé voir que sa politique extérieure restait dirigée contre l’Allemagne ; que son but était l’encerclement des puissances germaniques. Il avait bien fallu que la Triplice devînt une armée défensive pour lutter contre les progrès de la Triple Entente — qui s’affichait, aux yeux du monde, comme une conspiration de conquérants. De conquérants ! Le mot n’était pas trop fort, et trouvait sa justification dans les faits : grâce à la Triple Entente, la France avait pu s’emparer de l’immense territoire marocain ; grâce à la Triple Entente, la Russie avait pu organiser la Ligue balkanique, qui devait lui permettre un jour de s’avancer sans risques jusqu’à Constantinople ; grâce à la Triple Entente, l’Angleterre avait pu rendre inexpugnable sa toute-puissance sur les mers du globe ! À cette politique d’impérialisme effronté, le seul obstacle était le bloc germanique. Pour que l’hégémonie de la Triple Entente fût assurée, il lui restait encore à désagréger ce bloc. Une occasion venait de s’offrir. La France et la Russie s’en étaient aussitôt saisies : mettant à profit l’agitation des Balkans et le geste imprudent de Vienne, elles cherchaient maintenant à faire désapprouver l’Autriche par l’Allemagne, dans l’espoir de brouiller Berlin avec son unique alliée, et de faire aboutir ainsi leurs dix années d’efforts pour isoler l’Allemagne au centre d’une Europe hostile.

C’était du moins l’avis du pasteur et du professeur israélite. Le gros Allemand, lui, pensait que le but de la Triple Entente était plus agressif encore : Pétersbourg voulait abattre l’Allemagne, Pétersbourg voulait la guerre.

— « Tout Allemand qui réfléchit », disait-il, « a bien été forcé de perdre peu à peu confiance en la paix. Nous avons vu la Russie multiplier ses voies stratégiques en Pologne, la France augmenter ses effectifs et ses armements, l’Angleterre préparer avec la Russie un accord naval. Quel sens donner à tous ces préparatifs, sinon que la Triple Entente désire assurer son pouvoir par une victoire militaire contre la Triplice ?… Nous n’échapperons pas à leur guerre… Si ce n’est pas pour maintenant, ce sera pour 1916, 1917 au plus tard… » Il sourit : « Mais la Triple Entente se fait de graves illusions ! L’armée allemande est prête !… On ne se frotte pas impunément à la force guerrière de l’Allemagne ! »

Le vieux professeur souriait aussi. Le pasteur acquiesça d’un grave mouvement de tête. Sur ce dernier point, ils se trouvaient, tous trois, pleinement, fièrement, d’accord.

Jacques avait fait à Berlin de nombreux séjours.

« Je vais descendre à la station du Zoo », se dit-il. « C’est dans l’ouest que je risque le moins de tomber sur d’anciennes relations. »

Il avait environ deux heures à passer avant le rendez-vous mystérieux de la Potsdamer Platz ; et il avait décidé d’aller chercher refuge chez Karl Vonlauth, qui habitait justement dans la Uhlandstrasse. C’était un ami de Liebknecht, un camarade sûr, d’une discrétion éprouvée. Il était dentiste, et Jacques avait toutes les chances, à cette heure, de le trouver chez lui.

On le fit entrer dans un salon où deux personnes attendaient : une vieille dame, et un jeune étudiant. Lorsque Vonlauth entrouvrit la porte pour appeler sa cliente, il enveloppa Jacques d’un bref regard, et ne broncha pas.

Vingt minutes passèrent. Vonlauth reparut et emmena l’étudiant. Puis, aussitôt, il revint, seul :

— « Toi ? »

Bien qu’il fût jeune encore, une mèche presque blanche coupait ses cheveux châtains. La même fièvre brûlait toujours au fond de ses yeux bruns, pailletés d’or, et profondément encaissés.

— « Mission », murmura Jacques. « Je descends du train. J’avais une heure à attendre. Je ne dois voir personne. »

— « Je vais prévenir Martha », dit Vonlauth sans s’étonner. « Viens. »

Il conduisit Jacques jusqu’à une chambre où, près de la fenêtre, une femme d’une trentaine d’années cousait à contre-jour. La pièce était fraîche. Il y avait deux lits jumeaux, une table chargée de livres, une corbeille à terre où dormait un couple de chats siamois. Jacques eut soudain la vision d’un intérieur semblable, recueilli et paisible, où lui-même et Jenny…

Sans hâte, Mme Vonlauth piqua son aiguille dans son ouvrage, et se leva. Une particulière impression d’énergie et de calme émanait de son visage plat, couronné de tresses blondes. Jacques l’avait souvent rencontrée dans les réunions socialistes de Berlin, où elle accompagnait toujours son mari.

— « Reste aussi longtemps qu’il te plaira », dit Vonlauth. « Je retourne à mon travail. »

— « Prendrez-vous une tasse de café ? » proposa la jeune femme.

Elle apporta un plateau qu’elle posa devant Jacques :

— « Servez-vous, sans façons… Vous venez de Genève ? »

— « De Paris. »