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— « Ah ! » fit-elle, intéressée. « Liebknecht pense que beaucoup de choses dépendent aujourd’hui de la France. Il dit que vous avez une majorité prolétarienne nettement hostile à la guerre, et que vous avez la chance d’avoir actuellement un socialiste au Conseil des ministres. »

— « Viviani ? Un ancien socialiste… »

— « Si la France voulait, quel grand exemple elle pourrait donner à l’Europe ! »

Jacques lui décrivit la manifestation des boulevards. Il comprenait sans effort tout ce qu’elle lui disait, mais il s’exprimait en allemand avec un peu de lenteur.

— « Chez nous aussi, hier, on s’est battu dans les rues », dit-elle. « Une centaine de blessés, cinq ou six cents arrestations. Et, ce soir, on recommence… On a annoncé pour aujourd’hui plus de cinquante réunions publiques contre la guerre… Dans tous les quartiers… À neuf heures, grand rassemblement à la Brandenburger Tor. »

— « En France », dit Jacques, « nous avons à lutter contre l’incroyable apathie des classes moyennes… »

Vonlauth venait d’entrer. Il sourit :

— « En Allemagne aussi… Apathie partout… Crois-tu que, malgré l’imminence du danger, personne encore au Reichstag n’a exigé la réunion de la Commission des Affaires étrangères ?… Les nationalistes se sentent protégés par le gouvernement, et leur campagne de presse est d’une violence inouïe ! Ils réclament quotidiennement l’état de siège à Berlin, l’arrestation de tous les chefs de l’opposition, l’interdiction des meetings pacifistes !… Peu importe ! Ils ne seront pas les plus forts… Partout, dans toutes les villes de l’Allemagne, le prolétariat s’agite, proteste, menace… C’est magnifique… Nous revivons les jours d’octobre 1912, quand, avec Ledebour et les autres, nous soulevions les foules ouvrières au cri de “Guerre à la guerre !…” À cette époque-là, le gouvernement a compris que toute conflagration des États capitalistes généraliserait immédiatement un mouvement révolutionnaire en Europe. Il a eu peur, il a mis un frein à sa politique. Cette fois encore, nous réussirons ! » Jacques s’était levé. « Tu veux déjà partir ? »

Jacques répondit par un signe de tête affirmatif, et prit congé de la jeune femme.

— « Guerre à la guerre ! » lui dit-elle, les yeux brillants.

— « Cette fois encore, nous sauverons la paix », déclara Vonlauth, en accompagnant Jacques vers le vestibule. « Mais, pour combien de temps ? Je finis par penser, moi aussi, qu’une guerre générale est inévitable, et que la révolution ne se fera pas sans que nous ayons eu à passer par là… »

Jacques ne voulait pas quitter Vonlauth sans lui avoir demandé son avis sur une des questions qui le préoccupaient le plus.

Il l’interrompit :

— « Que sait-on de précis, chez vous, sur l’entente entre Vienne et Berlin ? Quelle comédie ont-ils jouée à l’Europe ? Que s’est-il passé dans la coulisse ? Selon toi, y a-t-il eu, oui ou non, complicité ? »

Vonlauth sourit malicieusement :

— « Français ! »

— « Pourquoi, Français ? »

— « Parce que tu dis : “Oui ou non”… “Ceci, cela…” C’est votre manie, à vous autres, de tout vouloir réduire à des formules claires ! Comme si une idée claire était, a priori, une idée juste !… »

Jacques, interloqué, sourit à son tour. « Dans quelle mesure cette critique est-elle fondée ? » se demanda-t-il. « Et dans quelle mesure s’applique-t-elle à moi ? »

Vonlauth était redevenu sérieux :

— « Complicité ? Ça dépend… Complicité ouverte, cynique, ce n’est pas certain. Je dirais, moi : “Oui et non”… Il y a eu, bien sûr, une part de feinte dans la surprise que nos dirigeants ont affichée, le jour de l’ultimatum. Mais une part seulement. On dit que le chancelier autrichien a roulé le nôtre, comme il a roulé toutes les chancelleries d’Europe, et que notre Bethmann-Hollweg a simplement agi avec une impardonnable légèreté. On dit que Berchtold n’avait soumis à notre Wilhelmstrasse qu’un résumé anodin de l’ultimatum ; et, pour obtenir que l’Allemagne appuie d’avance auprès des chancelleries la politique autrichienne, il avait promis que le texte serait modéré. Bethmann l’a cru. L’Allemagne s’est engagée en toute confiance ; en toute imprudence… Quand Bethmann, et Jagow, et le Kaiser, ont enfin connu la teneur exacte, on raconte, de bonne source, qu’ils ont été atterrés ! »

— « Quel jour l’ont-ils connue ? »

— « Le 22 ou le 23. »

— « Tout est là ! Si c’est le 22, comme on me l’a affirmé à Paris, la Wilhelmstrasse avait encore le temps d’agir sur Vienne avant la remise de l’ultimatum ! Et elle ne l’a pas fait ! »

— « Non, vrai, Thibault », dit Vonlauth, « je crois que Berlin a été pris de court. Même le 22 au soir, il était trop tard ; trop tard, pour obtenir de Vienne une modification du texte ; trop tard, pour désavouer l’Autriche devant les autres gouvernements. Alors, l’Allemagne, compromise malgré elle, n’a plus eu qu’un moyen de sauver la face : paraître intransigeante, pour effrayer l’Europe, et gagner, par l’intimidation, cette hasardeuse partie diplomatique où elle se trouvait, bon gré mal gré, engagée… Voilà, du moins, ce qu’on dit… Et l’on prétend même, de très bonne source encore, que, jusqu’à hier matin, le Kaiser s’imaginait avoir fait un coup de maître : car il s’était cru assuré de la neutralité russe. »

— « Ça, non ! Berlin n’ignorait certainement rien des desseins belliqueux de Pétersbourg ! »

— « On affirme que c’est seulement depuis hier que le gouvernement se voit fourvoyé dans cette dangereuse impasse… Aussi », ajouta-t-il, avec un sourire juvénile, « les manifestations de ce soir ont-elles une exceptionnelle importance : sur un gouvernement qui hésite, l’avertissement populaire peut avoir une action décisive !… Tu viendras Unter den Linden ? »

Jacques secoua négativement la tête, et quitta Vonlauth sans s’expliquer davantage.

« Manie française ? », songeait-il, en descendant l’escalier. « Idée claire, idée juste… Non, je ne crois pas que ce soit vrai, pour moi… Non… Pour moi — claires ou confuses — les idées ne sont jamais, hélas, que paliers provisoires… Et c’est bien ma faiblesse… »

XLIX

À six heures précises, Jacques entrait à l’Aschinger de la Potsdamer Platz — un des principaux établissements de ce bouillon populaire, dont tous les quartiers de Berlin possédaient des succursales.

Il aperçut Trauttenbach, seul, installé à une petite table, devant une soupe aux légumes. L’Allemand paraissait plongé dans la lecture d’un journal, plié en quatre, dressé contre la carafe ; mais, de son œil clair, il guettait la porte. Il ne marqua aucune surprise. Les deux jeunes gens se serrèrent négligemment la main, comme s’ils s’étaient quittés la veille. Puis Jacques s’assit et commanda une portion de soupe.

Trauttenbach était un Juif blond, presque roux, taillé en athlète ; ses cheveux frisottants, coupés court, dégageaient un front de jeune bélier ; la peau était blanche, tachée de son ; les lèvres épaisses, ourlées, étaient à peine plus colorées que le teint.

— « J’avais peur qu’on ne m’envoie quelqu’un d’autre », murmura-t-il, en allemand. « Je me méfie des Suisses pour ce genre de travail… Tu arrives juste à temps. Demain, ç’aurait été trop tard. » Il souriait avec une nonchalance voulue, et jouait avec le moutardier, comme s’il eût parlé de choses indifférentes. « C’est une opération délicate — du moins pour nous », ajouta-t-il énigmatiquement. « Toi, tu n’as rien à faire. »