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Ne pas oublier que c’est le gouvernement du Kaiser, seul contre toute l’Europe, qui a torpillé la conférence de La Haye. (Détails donnés par Goiran : l’unanimité était faite pour la limitation des armements ; un accord était conclu — accord dont les conséquences auraient été incalculables ; et, la veille de la signature, le représentant de l’Allemagne a reçu de son gouvernement l’ordre de ne pas s’engager.) Ce jour-là, l’Empire a jeté le masque. Si le principe d’arbitrage avait été voté, si la limitation des armements avait été acceptée par l’Allemagne comme elle l’était par les autres États, la situation de l’Europe en 1914 aurait été toute différente, et la guerre vraisemblablement évitée. S’en souvenir. Tant qu’un régime d’extension pangermaniste, placé au centre du continent, gardera pouvoir absolu sur soixante-dix millions de sujets dont il exaspère systématiquement l’orgueil national, pas de paix possible pour l’Europe.

4 septembre.

Depuis ce matin, points de côté, mobiles, successifs, très pénibles. (En plus du reste.)

Communiqué annonce de nouveau la prise de Péronne. N’avait jamais avoué, je crois, que Péronne avait été reperdue depuis août.

Courte lettre de Philip. On raconte à Paris que Foch projette trois offensives simultanées. L’une, sur Saint-Quentin. La seconde, sur l’Aisne. La troisième, avec les Américains, sur la Meuse. Comme dit Philip : « Encore de la casse en perspective… » Faut-il vraiment tant de morts, avant de s’entendre sur les principes de Wilson ?

Soir.

Visite de Goiran. Indigné. Me raconte les discussions soulevées au dîner par le nouveau message Wilson. Quasi-unanimité à considérer que la Ligue des Nations devra être, avant toutes choses, un moyen de prolonger après la guerre, par une institution stable, la coalition du monde civilisé contre l’Allemagne et l’Autriche. Goiran prétend que cette idée, solidement ancrée déjà dans toutes les caboches officielles françaises (à commencer par Poincaré et Clemenceau), peut être formulée ainsi : « L’unification pacifique de l’Europe ne peut pas se faire sans cette condition sine qua non : que les Boches soient exclus de la confédération. Race maudite. Ferment de guerres futures. Pas de paix possible, tant que subsistera en Europe une Allemagne vivace. Donc, la tenir en tutelle pour l’empêcher de nuire. »

Monstrueux. Si Goiran disait vrai, ce serait la trahison absolue de la pensée wilsonnienne. Écarter, de prime abord, d’une Ligue générale, un tiers de l’Europe, sous prétexte que ce tiers est responsable de la guerre, et qu’il est à tout jamais impossible de lui faire confiance, ce serait tuer dans l’œuf l’organisation juridique de l’Europe, se contenter d’une caricature de Société des Nations, avouer qu’on rêve de mettre l’Europe sous une hégémonie anglo-française, et cultiver à plaisir des germes de nouveaux conflits sanglants.

Wilson, trop sensé, trop averti, pour tomber dans ce piège impérialiste !

Le 5, jeudi.

Ne tiens pas debout, aujourd’hui. Suis vraiment un asphyxié qui marche. Mis cinq minutes à descendre l’escalier.

Lentement, régulièrement, poussé vers la mort. Ai repensé cette nuit à l’agonie de Père. Le refrain de son enfance, qu’il chantonnait :

Vite, vite, au rendez-vous !

Devrais ne pas attendre pour rédiger les notes sur mon père, que je veux laisser à Jean-Paul.

Que de fois, à l’arrière, dans un cantonnement de repos, au calme, heureux d’avoir retrouvé un lit, j’ai passé des heures, étendu, à imaginer l’après-guerre, à rêver naïvement aux temps qui allaient venir, à la vie meilleure, plus laborieuse, plus utile, que j’étais résolu à mener… Tout semblait devoir être si beau !

Mort, mort. Idée fixe. En moi, comme une intruse. Une étrangère. Un parasite. Un chancre.

Tout changerait si l’acceptation me devenait possible. Mais il faudrait recourir à la métaphysique. Et ça…

Étrange, que le retour au néant puisse soulever une telle résistance. Me demande ce que j’éprouverais si je croyais à l’enfer, et si j’avais la certitude d’être damné. Je doute que ce puisse être pire.

5 septembre, soir.

Le commandant m’a fait apporter par Joseph une revue marquée d’un signet. J’ouvre et lis : Les guerres ont toutes sortes de prétextes, mais n’ont jamais qu’une cause : l’armée. Ôtez l’armée, vous ôtez la guerre. Mais comment supprimer l’armée ? Par la suppression des despotismes. C’est une citation tirée d’un discours de Victor Hugo. Et Reymond a mis en marge, avec un point d’exclamation : Congrès de la Paix, 1869.

Qu’il ricane, tant qu’il voudra. Est-ce une raison parce qu’on prônait déjà la suppression des despotismes et la limitation des armements il y a cinquante ans, pour désespérer de voir l’humanité sortir enfin de l’absurde ?

Expectorations plus abondantes que jamais, ces jours-ci. Le nombre des fragments augmente. (Lambeaux de muqueuses et fausses membranes.)

6 septembre.

Reçu ce matin une lettre de Mme Roy. M’écrit chaque année, le jour de la mort de son fils.

(Lubin me rappelle souvent le petit Manuel Roy.)

Que penserait-il aujourd’hui, s’il vivait encore ? Je l’imagine assez bien, amoché (comme Lubin), mais toujours crâneur, et impatient de guérir pour retourner au front.

Jean-Paul, je me demande quelles seront tes idées sur la guerre, plus tard, en 1940, quand tu auras vingt-cinq ans. Tu vivras sans doute dans une Europe reconstruite, pacifiée. Pourras-tu seulement concevoir ce qu’était le « nationalisme » ? l’héroïsme mystique de ceux qui avaient ton âge en août 14, vingt-cinq ans, l’avenir devant eux — et qui sont partis se battre, superbement, comme mon cher petit Manuel Roy ? Ne sois pas injuste, sache comprendre. Ne méconnais pas la noblesse de ces jeunes hommes qui n’avaient pas envie de mourir, et qui ont accepté virilement de risquer leur vie pour leur pays en danger. Ils n’étaient pas tous des têtes folles. Beaucoup, comme Manuel Roy, ont consenti à ce sacrifice parce qu’ils étaient convaincus qu’il assurerait aux générations futures — dont tu es — un avenir plus beau. Oui, beaucoup. J’en ai connu. L’oncle Antoine témoigne pour eux.

Journaux. Nous avons passé la Somme, atteint Guiscard. Avancé aussi au nord de Soissons, repris Coucy. Empêcherons-nous les Allemands de s’installer derrière l’Escaut et le canal de Saint-Quentin ?

Le 7 au soir.

Pour Jean-Paul :

Je pense à l’avenir. À ton avenir. Cet avenir « plus beau » que souhaitaient les Manuel Roy. Plus beau ? Je l’espère pour toi. Mais nous vous laissons en héritage un monde chaotique. Je crains bien que tu n’entres dans la vie en un temps fort troublé. Contradictions, incertitudes, heurt de forces anciennes et nouvelles. Il faudra des poumons solides pour respirer cet air vicié. Attention ! La joie de vivre ne sera pas accessible à tous.

Je m’abstiens généralement de toute prophétie. Mais, pour entrevoir l’Europe de demain, il suffit de réfléchir. Économiquement, tous les États appauvris, la vie sociale déséquilibrée partout. Moralement, la rupture brusque avec le passé, l’effondrement des anciennes valeurs, etc. D’où, vraisemblablement, un grand désarroi. Une période de mue. Une crise de croissance, avec accès de fièvre, convulsions, élans et rechutes. L’équilibre au bout mais pas tout de suite. Un enfantement, qui n’ira pas sans les douleurs.