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Constatation qui n’est pas aussi décevante, ni aussi paralysante, qu’on pourrait croire. Se sentir bien nettoyé, bien affranchi, de toutes les illusions dont se bercent ceux qui veulent à tout prix que la vie ait un sens, cela peut donner un merveilleux sentiment de sérénité, de puissance, de liberté. Cela devrait même être une pensée assez tonique, si on savait la prendre…

Je songe tout à coup à cette salle de récréation, au rez-de-chaussée du Pavillon B, que je traversais tous les matins en quittant mon service d’hôpital. Je la revois pleine de gosses à quatre pattes, en train de jouer aux cubes. Il y avait là de petits incurables, des infirmes, des malades, des convalescents. Il y avait là des enfants arriérés, des demi-imbéciles, et d’autres très intelligents. Un microcosme, en somme… L’humanité vue par le gros bout de la lorgnette… Beaucoup se contentaient de remuer au hasard les cubes qui se trouvaient devant eux, de les déplacer, de les tourner et retourner sur leurs diverses faces. D’autres, plus éveillés, assortissaient les couleurs, alignaient les cubes, composaient des dessins géométriques. Quelques-uns, plus hardis, s’amusaient à monter de petits édifices branlants. Parfois, un esprit appliqué, tenace, inventif, ambitieux, se donnait un but difficile, réussissait, après dix tentatives vaines, à fabriquer un pont, un obélisque, une haute pyramide… À la fin de la récréation, tout s’effondrait. Il ne restait sur le lino qu’un amas de cubes éparpillés, tout prêts pour la récréation du lendemain.

C’est, somme toute, une image assez ressemblante de la vie. Chacun de nous, sans autre but que de jouer (quels que soient les beaux prétextes qu’il se donne), assemble, selon son caprice, selon ses capacités, les éléments que lui fournit l’existence, les cubes multicolores qu’il trouve autour de lui en naissant. Les plus doués cherchent à faire de leur vie une construction compliquée, une véritable œuvre d’art. Il faut tâcher d’être parmi ceux-là, pour que la récréation soit aussi amusante que possible…

Chacun selon ses moyens. Chacun avec les éléments que lui apporte le hasard. Et cela a-t-il vraiment beaucoup d’importance qu’on réussisse plus ou moins bien son obélisque ou sa pyramide ?

Même nuit.

Mon petit, je regrette ces pages écrites hier soir. Si tu les lis, elles te révolteront. « Pensées de vieillard », diras-tu, « pensées de moribond… » Tu as raison, sans doute. Je ne sais plus où est le vrai. Il y a d’autres réponses, moins négatives, à la question que tu te poses sans doute : « Au nom de quoi vivre, travailler, donner son maximum ? »

Au nom de quoi ? Au nom du passé et de l’avenir. Au nom de ton père et de tes fils, au nom du maillon que tu es dans la chaîne… Assurer la continuité… Transmettre ce qu’on a reçu — le transmettre amélioré, enrichi.

Et c’est peut-être ça, notre raison d’être ?

12 septembre, matin.

N’ai été qu’un homme moyen. Facultés moyennes, en harmonie avec ce que la vie exigeait de moi. Intelligence moyenne, mémoire, don d’assimilation. Caractère moyen. Et tout le reste, camouflage.

Après-midi.

La santé, le bonheur : des œillères. La maladie rend enfin lucide. (Les meilleures conditions, pour bien se comprendre et comprendre l’homme, seraient d’avoir été malade, et de récupérer la santé.) J’ai grande envie d’écrire : « L’homme bien portant depuis toujours est fatalement un imbécile. »

N’ai été qu’un homme moyen. Sans vraie culture. Ma culture était professionnelle, limitée à mon métier. Les grands, les vrais grands, ne sont pas limités à leur spécialisation. Les grands médecins, les grands philosophes, les grands mathématiciens, les grands politiques, ne sont pas uniquement médecins, philosophes, etc. Leur cerveau se meut à l’aise dans les autres domaines, s’évade au-delà des connaissances particulières.

Soir.

Sur moi-même :

Je ne suis guère plus qu’un type qui a eu de la chance. J’avais choisi la carrière où je pouvais le mieux réussir. (Ce qui prouve déjà une certaine intelligence pratique…) Mais une intelligence moyenne, juste assez bien équilibrée pour savoir tirer parti des circonstances favorables.

Ai vécu aveuglé d’orgueil.

Je m’imaginais devoir tout à mon cerveau et à mon énergie. Je m’imaginais avoir créé ma destinée et mérité mes réussites. Je me figurais que j’étais un type de premier plan, parce que j’étais parvenu à me faire juger tel par de moins doués que moi. Camouflage. J’ai donné le change à Philip lui-même.

Mirages, illusions, qui n’auraient pas pu durer toujours. La vie me réservait sans doute de brutales déceptions.

Je n’aurai été rien de plus qu’un bon médecin — comme tant d’autres.

13 septembre.

Expectorations rosées, ce matin. Onze heures. Au lit en attendant Joseph, pour des ventouses.

Ma chambre. Hideux petit univers, dont tous les détails me sont archiconnus, jusqu’à la nausée. Pas un clou, pas une trace d’ancien clou, pas une éraflure de ces murs rosâtres, sur lesquels mes yeux ne se soient posés des milliers de fois ! Et toujours des girls, collées au-dessus de la glace ! (Qui me manqueraient, peut-être, si j’obtenais enfin qu’on les arrache.)

Dans ce lit, des heures et des heures, des jours et des nuits. Moi, si actif !

Action. Je n’ai pas seulement été actif. J’ai eu pour l’action un culte fanatique, puéril.

(Ne pas être trop injuste pour l’activité d’autrefois. Ce que je sais, c’est l’action qui me l’a appris. Le corps à corps avec les réalités. J’ai été façonné par l’action. Même cet enfer de la guerre, si j’ai pu le supporter si fermement, c’est parce qu’il m’obligeait constamment à l’action.)

Après-midi.

Au fond, c’est chirurgien que j’aurais dû être. J’ai fait de la médecine avec un tempérament de chirurgien. Pour être tout à fait un bon médecin, il faut aussi pouvoir être un contemplatif.

Soir.

Je repense à ma belle activité d’autrefois. Non sans sévérité. J’y distingue maintenant la part — une part — de cabotinage. (Vis-à-vis de moi-même, plus encore que — en tout cas : autant que — vis-à-vis des autres.)

Ma faiblesse : un perpétuel besoin d’approbation. (Cet aveu me coûte, Jean-Paul !)

Ai constaté cent fois que la présence des autres m’était presque indispensable pour battre mon plein. Me sentir regardé, jugé, admiré, stimulait toutes mes facultés, exaltait mon audace, mon esprit de décision, le sentiment de ma puissance, donnait à ma volonté un élan irrésistible. (Exemples : bombardement de Péronne — ambulance de Montmirail — coup de main du Bois Brûlé, etc. Autre exemple : dans le civil, j’étais indiscutablement plus perspicace dans mon diagnostic, plus entreprenant en thérapeutique, quand je faisais ma consultation d’hôpital, sous l’œil de mes collaborateurs, que quand j’étais seul chez moi, dans mon cabinet, en face d’un client.)

J’ai conscience aujourd’hui que la véritable énergie, ce n’est pas celle-là : c’est celle qui se passe de spectateurs. La mienne avait besoin d’autrui pour donner son maximum. Seul dans l’île de Robinson, il est probable que je me serais supprimé. Mais l’arrivée de Vendredi m’aurait fait exécuter des prouesses…

Soir.

Cultive ta volonté, Jean-Paul. Si tu es capable de vouloir, rien ne te sera impossible.

14.

Récidive. Douleurs rétrosternales, en plus de tout le reste. Et spasmes inexplicables. Impossible de rien garder dans l’estomac. N’ai pu me lever.