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Goiran m’a apporté ses journaux. En Suisse, on parle de propositions de paix austro-hongroises ( ?), et aussi d’un sourd mouvement révolutionnaire en Allemagne ( ?)… Les idées démocratiques y feraient-elles déjà leur chemin, grâce aux messages de Wilson ?

Moins incertaine, la nouvelle de l’avance américaine en direction de Saint-Mihiel. Et Saint-Mihiel, c’est la route de Briey, de Metz ! Mais nous arrivons sur la ligne Hindenburg, qu’on dit infranchissable.

16 septembre.

Un peu de mieux. Plus de nausées. Très affaibli par ces deux jours de diète.

Réponse de Clemenceau aux velléités de paix autrichiennes. Souverainement déplaisante. Le ton d’un officier de cavalerie. Pire : le ton d’un pangermaniste. L’effet des récents succès militaires ne se fait pas attendre : dès qu’un des adversaires croit tenir l’avantage, il démasque ses arrière-pensées, qui sont toujours impérialistes. Wilson aura fort à faire contre les hommes d’État de l’Entente, pour peu que la victoire des Alliés ne soit pas exclusivement américaine. L’Entente avait là une occasion de déclarer loyalement ce qu’elle voulait. Mais elle a voulu bluffer, paraître exiger le maximum, de peur de n’avoir pas, au règlement, tout ce qu’il sera possible de soutirer aux vaincus. Goiran dit : « Quelques succès, et déjà l’Entente est ivre. »

17.

Ils peuvent me raconter ce qu’ils voudront, ces répétitions de poussées broncho-pneumoniques ont toujours été considérées comme une forme d’infection pulmonaire à rechutes.

18.

Long examen de Bardot, puis consultation de Sègre. Fléchissement accusé du cœur droit, avec cyanose et hypotension.

Je m’y attendais depuis des semaines. Le vieil adage : « Poumons malades, soigne le cœur. »

La caractéristique d’un infirmier : n’être jamais à portée d’appel quand on a un urgent besoin de lui — et s’éterniser dans la chambre, aux moments où sa présence est insupportablement inopportune…

Nuit du 19 au 20.

La vie, la mort, les germinations ininterrompues, etc.

Cet après-midi, examiné avec Voisenet une carte du front de Champagne. Me suis brusquement souvenu de cette plaine blanchâtre (quelque part, au nord-est de Châlons), où nous avons fait halte pour casser la croûte, quand j’ai changé d’affectation, en juin 17. Le sol avait été si profondément retourné par les pilonnements du début de la guerre, que rien n’y poussait plus, pas même un brin de chiendent. Pourtant c’était au printemps, loin du front, et toute la région alentour avait été remise en culture. Et près de l’endroit où nous étions arrêtés, il y avait, au milieu de ce désert crayeux, un petit îlot tout vert. Je me suis approché. C’était un cimetière allemand. Des tombes à ras de terre, enfouies dans l’herbe haute, et, sur ces jeunes cadavres, un foisonnement d’avoines, de fleurs des champs, de papillons.

Archibanal. Mais, aujourd’hui, ce souvenir m’émeut autrement qu’alors. Rêvé toute la soirée à cette nature aveugle, etc. Sans savoir donner forme à ma pensée.

20 septembre.

Succès sur le front de Saint-Mihiel. Succès devant la ligne Hindenburg. Succès en Italie. Succès en Macédoine. Succès partout. Mais…

Mais au prix de quelles pertes ?

Et ce n’est pas tout. Comment se défendre d’une appréhension, quand on constate le changement de ton de la presse alliée depuis que nous nous sentons les plus forts ? Avec quelle intransigeance Balfour, Clemenceau et Lansing, ont rejeté les offres de l’Autriche ! Et obligé sans doute la Belgique à rejeter celles de l’Allemagne !

Visite de Goiran. Non, je ne puis imaginer aussi proche la fin de la guerre. Pour fonder la République allemande et remettre sur des pieds solides le colosse d’argile russe, ce sont de longs mois qu’il faudra encore, voire des années. Et plus nous serons victorieux, moins nous consentirons à une paix de conciliation, la seule durable.

Avec Goiran. Discussion irritante et vaine sur le progrès. Il dit : « Alors, vous ne croyez pas au progrès ? »

Si fait, si fait. Mais la belle avance ! Rien à espérer de l’homme avant des millénaires…

21.

Déjeuné en bas.

Lubin, Fabel, Reymond, si différentes que soient leurs opinions, sont tous, pareillement des sectaires. (Voisenet dit du commandant : « J’ai peine à croire que la nature lui ait donné un cerveau. Je ne serais pas surpris d’apprendre qu’il n’a qu’une moelle épinière. »)

Pour Jean-Paul :

Pas de vérité, que provisoire.

(J’ai encore connu le temps où l’on croyait avoir tout résolu par les antiseptiques. « Tuer le microbe. » On s’est aperçu que, souvent, du même coup, on tuait les cellules vivantes.)

Tâtonner, hésiter. Ne rien affirmer définitivement. Toute voie où l’on se lance à fond devient une impasse. (Exemples fréquents dans la science médicale. Ai vu des esprits de même valeur, de même sagacité, animés de la même passion du vrai, aboutir, par l’étude des mêmes phénomènes et en faisant exactement les mêmes observations cliniques, à des conclusions très différentes, quelquefois diamétralement opposées.)

Se guérir jeune du goût de la certitude.

22.

Points de côté si pénibles que, quand je suis installé quelque part, je n’ai plus le courage de me déplacer. Bardot disait merveilles de cet onguent au para-amino-benzoate d’éthyle. Totalement inefficace.

23 septembre.

Ils ne savent plus où me faire leurs pointes de feu. Mon buste, une écumoire.

25.

Depuis hier, de nouveau, ces grandes oscillations de température.

Essayé de descendre quand même. Mais obligé de revenir me recoucher, après étourdissement sur le palier.

Cette chambre, ces murs rosâtres… Je ferme les yeux pour ne plus rien voir.

Je pense à l’avant-guerre, à ma vie d’alors, à ma jeunesse. Ma vraie source de force, c’était une secrète, une inaltérable confiance en l’avenir. Plus qu’une confiance : une certitude. Maintenant, ténèbres, là où était ma lumière. C’est une torture de tous les instants.

Nausées. Bardot, retenu en bas par trois arrivées. C’est Mazet qui est monté, deux fois, cet après-midi. Ne peux plus supporter ses façons bourrues, sa gueule de vieux colonial. Empoisonnait la sueur, comme toujours. J’ai cru vomir.

Jeudi, 26 septembre.

Mauvaise nuit. À l’auscultation, nouveaux foyers de râles sous-crépitants.

Soir.

Un peu soulagé par la piqûre. Pour combien de temps ?

Courte visite de Goiran, qui m’a fatigué. Offensive franco-américaine. Offensive anglo-belge. Les Allemands reculent partout. Succès alliés sur le front balkanique, aussi. La Bulgarie demande armistice. Goiran dit : « La paix bulgare, c’est l’annonce de la fin : le moment de la grossesse où la femme perd les eaux… »

En Allemagne, le torchon commence à brûler. Les socialistes ont posé des conditions précises à leur entrée dans le gouvernement. Mécontentement général du pays, avoué par les allusions qu’y fait le chancelier, dans son discours.

Trop beau. Les événements vont si vite qu’ils font peur. La Turquie écrasée. La Bulgarie et l’Autriche prêtes à capituler. Victoires partout. La paix s’ouvre comme un gouffre. Vertige. L’Europe est-elle mûre pour une vraie paix ?