Выбрать главу

Dire que, passé le seuil de cette chambre, l’univers vivant continue… Dans quel isolement je suis déjà plongé. Aucun vivant ne peut comprendre.

2 novembre.

Ne me lève plus. Trois jours que je n’ai fait ces 2 m 50 qui séparent mon lit du fauteuil.

Jamais plus. Jamais plus être assis près de la fenêtre ? près d’une fenêtre ? La tristesse des cyprès dans le ciel du soir… Jamais plus revoir le jardin, aucun jardin ?

J’écris : Jamais plus. Mais l’enfer qu’il y a dans ces mots, je ne le perçois que par éclairs.

Nuit.

Comment la mort viendra-t-elle ? Question que je me pose combien de fois par nuit, depuis combien de nuits ? Il y a tant de cas possibles… — Spasme laryngé, brutal, comme le petit Neidhart ? Ou progressif, comme Silbert ? Ou bien asthénie cardiaque et syncope, comme Monvielle, comme Poiret ?

3, matin.

Comment ? La pire, c’est l’asphyxie du pauvre Troyat.

Celle-là fait peur.

Celle-là, je ne l’attendrai pas.

Soir.

Si mal, ce soir, que j’ai deux fois appelé Bardot. Reviendra vers minuit. A laissé sur ma table sa boîte de trachéotomie.

On dit : « La mort n’est rien, c’est la souffrance. » Alors, puisque je pourrais me dérober, pourquoi continuer à souffrir ? à attendre ? — Et j’attends !

4 novembre.

Armistice signé par l’Italie avec Autriche et Hongrie.

L’aumônier a voulu revenir. (Refusé, prétexté fatigue.) C’est un avertissement. Le jour approche où il faudra se décider.

5.

Tout ce que nous avons espéré, tout ce que nous aurions voulu, tout ce que nous n’avons pas réussi à faire, il faudra que tu le réalises, mon petit.

6 novembre.

Visite de Goiran. Attente de l’armistice. Et la bataille continue sur tous les fronts. Pourquoi ?

Aphonie totale. N’ai pu articuler un mot.

7.

La glotte ne se dilate presque plus. Paralysie des crico-aryténoïdiens postérieurs ? Bardot, impénétrable.

Morphine.

8 novembre 1918.

Plénipotentiaires allemands ont franchi nos lignes. C’est la fin.

Aurais tout de même vécu ça.

9 novembre.

Aggravation. De nouveau, grandes oscillations de température (37,2 — 39,9). Congestion œdémateuse a repris. Aucun symptôme nouveau, mais recrudescence partout.

Ai demandé (pourquoi ?) une radio. Pour pouvoir faire exploration, s’il y avait un nouveau point suspect. Crains un nouvel abcès. Les oscillations indiquent sûrement suppurations profondes.

10.

Poumon droit de plus en plus douloureux. Morphine, toute la journée, par voie buccale. Nouvel abcès ? Bardot ne croit pas. Aucun symptôme pathognomonique.

Crachats plutôt moins abondants.

Révolution Berlin. Kaiser en fuite. Dans les tranchées, partout, espoir, délivrance ! Et moi…

11 novembre.

Journée atroce. Brûlures intolérables, toujours aux mêmes régions, du côté droit.

Pourquoi ne me suis-je pas décidé plus tôt, quand l’énergie était encore intacte ? Qu’est-ce que j’attends ? Chaque fois que je me dis : « L’heure est venue », je…

(Non. Ne me suis encore jamais dit : « est venue ». Me dis : « L’heure approche. » Et j’attends.)

12.

Bardot perçoit un souffle entouré d’une couronne de râles sous-crépitants et localisés ( ?)

Midi.

La radio. Bande ombrée au sommet droit, sans limites nettes. Diaphragme immobilisé. Diminution générale de la transparence, mais pas de collection décelable. Si c’était un autre abcès, il y aurait opacité complète de la région suspecte, avec limites nettes, bien arrondies. Alors ? Indications encore trop vagues pour tenter une ponction. Si pas nouvel abcès, quoi ? quoi ?

13.

Poussées fluxionnaires très localisées, toujours aux mêmes points. Infection se généralise, sûrement. Sueurs terribles, puantes.

Soir.

Petits abcès ? Petits abcès multiples ?

Sûrement Bardot y pense aussi.

Alors rien à faire, abcès noyés dans le parenchyme, aucune intervention possible, asphyxie au bout.

14.

Brûlures des deux côtés. Le gauche est œdématié aussi. Les abcès doivent être disséminés dans les deux poumons.

Dernière chance, tenter abcès de fixation ?

Soir.

Abîme de dépression, indifférence. Dans le tiroir, une lettre de Jenny, une de Gise. Ce soir, une autre de Jenny. Pas ouvertes. Laissez-moi seul. N’ai plus rien à donner à personne.

Cette nuit, longtemps, me suis répété ça, que je comprends pour la première fois : De profundis clamavi.

15.

Peut-être ai-je eu tort de tant craindre. Peut-être pas si terrible que je croyais. Peut-être que le pire est passé. Me suis tant représenté la fin, ne peux plus. Mais tout est prêt, tout est là.

16.

Abcès de fixation sans résultat. L’ont-ils seulement tenté ? ou fait semblant ?

Rien écrit dans agenda depuis deux jours. Souffre trop.

Penser à en finir. Difficile de se dire : « Demain » de se dire : « Ce soir… »

17.

Morphine. Solitude, silence. Chaque heure me sépare davantage, m’isole. Je les entends encore, je ne les écoute plus. Élimination des fragments devenue presque impossible.

Comment viendra-t-elle ? Voudrais rester lucide, écrire encore, jusqu’à la piqûre.

Pas acceptation. Indifférence. Épuisement, qui supprime la révolte. Réconciliation avec l’inévitable. Abandon à la souffrance physique.

Paix.

En finir.

18.

Œdème des jambes. Grand temps, si je veux encore pouvoir. Tout est là, étendre la main, se décider.

Ai lutté toute cette nuit.

Grand temps.

Lundi, 18 novembre 1918.

37 ans, 4 mois, 9 jours.

Plus simple qu’on ne croit.

Jean-Paul.