Выбрать главу

Elle l’observait avec attention. Il coupa court, et désignant plusieurs journaux dépliés sur la table du vestibule :

— « Vous avez vu ce qui se passe ? »

— « Oui », fit-elle laconiquement, d’un ton qui marquait assez qu’elle avait maintenant autant que lui conscience de la gravité des événements.

Il s’approcha d’elle, saisit ses deux mains, les joignit, et les baisa.

— « Allons chez nous », proposa-t-il en indiquant du doigt la direction de la chambre de Daniel. « Je n’ai que quelques minutes. Ne les gâtons pas ! »

Elle sourit enfin, et s’engagea devant lui dans le couloir.

— « Pas de nouvelles de votre mère ? »

— « Non », fit-elle, sans se retourner. « Maman devait arriver à Vienne au début de cet après-midi. Je ne pense pas avoir de télégramme avant demain. »

Dans la chambre, tout était préparé pour le recevoir. Le store baissé rendait la lumière accueillante ; le ménage avait été fait ; des rideaux de vitrage, frais repassés, pendaient à la fenêtre ; la pendule avait été remise en marche ; au coin du bureau, était posé un bouquet de pois de senteur.

Jenny s’était arrêtée au milieu de la pièce, et elle considérait le jeune homme avec un regard appliqué, un peu anxieux. Il sourit, sans réussir à la faire sourire.

— « Alors », articula-t-elle d’une voix mal assurée, « c’est vrai ? Quelques minutes seulement ? »

Il posait sur elle un regard tendre, souriant, un peu fixe : un regard qui n’était pas absent ; qui, même, était précis, attentif ; mais qui causait à Jenny un léger sentiment de malaise. Elle avait l’impression que, depuis l’arrivée de Jacques, pas une fois ce regard absorbé n’avait véritablement pénétré le sien.

Il vit les lèvres de Jenny trembler. Il prit ses mains et murmura :

— « Ne m’enlevez pas mon courage… »

Elle se redressa, et lui sourit :

— « À la bonne heure », fit-il, en la faisant asseoir. Puis, sans expliquer l’enchaînement de ses pensées, il dit, à mi-voix :

— « Il faut croire en soi. Il faut même ne croire à rien d’autre qu’en soi… Il n’y a de vie intérieure solide que pour ceux qui ont nettement pris conscience de leur destin, et lui sacrifient tout. »

— « Oui », balbutia-t-elle.

— « Prendre conscience de ses forces ! » reprit-il, comme s’il se parlait à lui-même. « Et s’y soumettre. Et tant pis, si ces forces sont jugées mauvaises par les autres… »

— « Oui », répéta-t-elle, en penchant de nouveau le front.

Bien des fois déjà, ces derniers jours, elle avait pensé, comme en ce moment : « Voilà une chose qu’il dit, et dont il faut que je me souvienne… pour y réfléchir… pour mieux comprendre… » Elle demeura une minute absolument immobile, les cils baissés ; et il y avait tant de méditation sur ce visage incliné, que Jacques, troublé, se tut un instant.

Puis, sur un ton frémissant, contenu, il ajouta :

— « Un des jours décisifs de ma vie a été celui où j’ai compris que ce qui, en moi, était jugé par les autres répréhensible, dangereux, c’était au contraire le meilleur, le plus authentique de moi-même ! »

Elle écoutait, elle comprenait, mais elle était prise de vertige. Depuis deux jours, les assises de son monde intérieur fléchissaient une à une : autour d’elle se creusait un vide, que ne parvenaient pas encore à combler ces valeurs nouvelles sur lesquelles tous les jugements de Jacques semblaient reposer.

Brusquement, elle vit le visage de Jacques s’éclairer. Il souriait de nouveau, mais tout différemment. Il venait d’avoir une idée ; et déjà il interrogeait la jeune fille des yeux.

— « Écoutez, Jenny… Puisque vous êtes seule, ce soir… Pourquoi ne viendriez-vous pas… dîner, n’importe où, avec moi ? »

Elle le considérait, sans répondre, déconcertée par cette offre si simple, — pour elle, si insolite.

— « Je ne suis pas libre avant sept heures et demie », expliqua-t-il. « Et je dois être à neuf heures place de la République. Mais, voulez-vous que nous passions cette grande heure ensemble ? »

— « Oui. »

« Comme elle a une façon à elle », songea Jacques, « une façon inflexible et douce à la fois, de dire : “oui”, ou de dire : “non”… »

— « Merci ! » s’écria-t-il, tout joyeux. « Je n’aurai pas le temps de revenir vous prendre. Mais, si vous pouviez vous trouver à sept heures et demie, devant la Bourse… ? »

Elle acquiesça d’un signe de tête.

Il se leva.

— « Et maintenant, je me sauve. À tout à l’heure… » Elle n’essaya pas de le retenir, et l’accompagna en silence jusqu’à l’escalier.

Comme il commençait déjà à descendre et se retournait dans un dernier et tendre sourire d’adieu, elle se pencha sur la rampe, et enhardie soudain, elle murmura :

— « J’aime vous imaginer parmi vos camarades… À Genève, par exemple… C’est là que vous devez être tout à fait vous-même… »

— « Pourquoi dites-vous ça ? »

— « Parce que », fit-elle, en cherchant ses mots, « partout où jusqu’ici, moi, je vous ai vu, vous paraissez toujours — comment dire ? — un peu… dépaysé… »

Il s’était arrêté sur les marches, et, la tête levée, il la contemplait, sérieusement.

— « Détrompez-vous », dit-il avec vivacité, « là-bas aussi, je suis… dépaysé ! Je suis dépaysé partout. J’ai toujours été dépaysé. Je suis né dépaysé !… » Il sourit, et ajouta : « C’est seulement auprès de vous, Jenny, que cette impression de dépaysement me quitte… un peu… »

Son sourire s’effaça. Il semblait hésiter à dire autre chose. Il fit de la main un geste énigmatique, et s’éloigna.

« Elle est parfaite », songeait-il. « Parfaite, mais indéchiffrable ! » Ce n’était pas un reproche : l’attraction que Jenny avait, de tout temps, exercée sur lui, n’était-elle pas faite, en partie, de ce mystère ?

Rentrée, chez elle, Jenny était demeurée quelques minutes debout contre la porte close, écoutant les pas qui s’éloignaient. « Ah, qu’il est compliqué !… » se dit-elle soudain. Ce n’était pas un regret : elle l’aimait assez totalement pour chérir jusqu’à cette impression de vague effroi qu’il laissait derrière lui, comme un sillage, comme une empreinte.

XLV

La réunion de Vaugirard avait lieu dans la salle privée du Café Garibaldi, rue des Volontaires.

Présentés par Jacques, Vanheede et Mithœrg furent accueillis comme des délégués du Parti suisse, et installés dans les premiers rangs.

Giboin, qui présidait, donna la parole à Knipperdinck. L’œuvre du vieux théoricien était écrite en suédois, mais son influence avait depuis longtemps franchi les frontières des pays nordiques ; ses livres les plus marquants étaient traduits, et beaucoup d’assistants les avaient lus. Il parlait un français correct. Sa haute stature, couronnée de cheveux très blancs, la luminosité de son regard d’apôtre, ajoutaient au prestige de ses idées. Il appartenait à un pays pacifique et essentiellement neutre, où le nationalisme exacerbé des principales puissances continentales soulevait, de longue date, l’inquiétude et la désapprobation. Il jugeait, avec une sévère lucidité, la situation européenne. Son discours, documenté et chaleureux, était sans cesse coupé par les ovations.

Jacques, distrait, écoutait mal. Il pensait à Jenny. Il pensait à Berlin. Dès que Knipperdinck eut terminé par un pathétique appel à la résistance, il se leva, sans attendre la discussion générale ; et, renonçant à emmener Vanheede et Mithœrg au Libertaire, il leur donna rendez-vous pour la manifestation du soir.