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— « Contre la politique de violence, les socialises font appel au pays tout entier… » déclamait-il, en levant le bras. Le besoin qu’il éprouvait, ce soir, de retremper sa confiance en répétant, comme une litanie, ces déclarations réconfortantes, était visible et émouvant.

On avait reçu, dans la journée, un texte analogue, qui émanait des socialistes allemands. Jaurès, aidé de Stefany, l’avait traduit lui-même : La guerre est sur nous ! Nous ne voulons pas de guerre ! Vive la réconciliation internationale ! Le prolétariat conscient de l’Allemagne, au nom de l’humanité et de la civilisation, élève une protestation enflammée !… Il somme impérieusement le gouvernement allemand d’user de son influence sur l’Autriche pour le maintien de la paix. Et si l’horrible guerre ne pouvait pas être empêchée, il exige que l’Allemagne reste entièrement en dehors du conflit !

Jaurès désirait que les deux manifestes fussent affichés, ensemble, en deux placards jumeaux, à des milliers d’exemplaires, dans tout Paris, dans toutes les grandes villes, le plus tôt possible ; les imprimeries socialistes, dès cette nuit, étaient réquisitionnées pour ce travail.

— « En Italie aussi, ils font de la bonne besogne », dit Stefany. « Le groupe des députés socialistes réuni à Milan, a voté un ordre du jour, réclamant une convocation extraordinaire et immédiate de la Chambre italienne, pour obliger le gouvernement à déclarer publiquement que l’Italie ne suivrait pas ses alliés de la Triplice. » :

D’un geste prompt, il cueillit un papier sur la table.

— « Et voilà la traduction d’un manifeste socialiste, qui vient d’être publié dans l’Avanti de Mussolini : L’Italie n’a qu’une seule attitude à prendre : la neutralité ! Le prolétariat italien souffrira-t-il qu’on le conduise de nouveau à l’abattoir ? Un cri unanime doit s’élever : À bas la guerre ! Pas un homme ! Pas un centime !

Cette traduction devait paraître, le lendemain, en première page, dans l’Humanité.

— « Mercredi », reprit-il, « à Bruxelles, il n’y aura pas seulement réunion du Bureau socialiste international, mais aussi, le soir, un grand meeting de protestation, présidé par Jaurès, par Vandervelde pour la Belgique, par Haase et Molkenbuhr pour l’Allemagne, par Keir-Hardie pour l’Angleterre, par Roubanovitch pour la Russie… Ce sera grandiose… Dans tous les pays, les militants disponibles sont appelés à faire le voyage, pour que ce meeting devienne une formidable manifestation européenne. Il faut montrer que le prolétariat du monde entier se dresse en travers de la politique des États ! »

Il allait et venait, fronçant le nez, crispant les lèvres : dévoré d’impuissance, mais tenant bon et refusant de désespérer.

La porte s’ouvrit pour livrer passage à Marc Levoir. Il était rouge et agité. À peine entré, il se laissa tomber sur une chaise :

— « C’est à se demander s’ils ne la veulent pas, tous ! »

— « La guerre ? »

Il revenait du Quai d’Orsay, et il en rapportait une étrange nouvelle : M. de Schœn, disait-on, serait venu annoncer que l’Allemagne, afin d’offrir à la Russie un prétexte honorable de renoncer à son intransigeance, promettait d’obtenir de l’Autriche l’engagement formel que l’intégrité territoriale de la Serbie serait respectée. Et l’ambassadeur aurait ensuite proposé au gouvernement français de faire, dans la presse, une déclaration officielle, pour spécifier que la France et l’Allemagne « complètement solidaires dans l’ardent désir de ne pas rompre la paix », agissaient de concert, et multipliaient à Pétersbourg leurs conseils de modération. Or, le gouvernement français, sous l’influence de Berthelot, aurait repoussé cette proposition et refusé tout net d’afficher la moindre solidarité avec l’Allemagne, par crainte d’éveiller les susceptibilités de l’alliée russe.

— « Dès que l’Allemagne propose quoi que ce soit », conclut Levoir, « le Quai d’Orsay déclare : “C’est un piège !” Et voilà quarante ans que ça dure ! »

Les petits yeux de Stefany se fixaient sur Levoir avec une expression d’angoisse. Son visage jaune semblait s’être encore allongé, comme si la chair gélatineuse des joues cédait au poids de la mâchoire.

— « Ce qui est consternant », murmura-t-il, « c’est de penser qu’ils sont ainsi sept ou huit, en Europe, — dix, peut-être, — à faire l’Histoire, entre eux… Je pense au Roi Lear : « Maudite soit l’époque où le troupeau des aveugles est sous la conduite d’une poignée de fous !… » « Viens », fit-il brusquement, en posant la main sur l’épaule de Levoir. « Il faut prévenir le Patron. »

Jacques, resté seul, se leva. Il était temps d’aller retrouver Jenny. « Et, demain soir, je serai à Berlin… » Il ne pensait à sa mission que par intermittences ; mais, chaque fois, c’était avec un frémissement de plaisir, où se mêlait un peu d’angoisse : la crainte de ne pas accomplir au mieux ce qu’on attendait de lui.

XLVI

Bien que l’horloge de la Bourse marquât à peine la demie, Jenny était là. Jacques la vit de loin et s’arrêta. La fine silhouette se détachait, immobile, devant les grilles fermées, dans le va-et-vient des marchands de journaux et des employés d’autobus. Une longue minute, il demeura au bord du trottoir, à la contempler. Il retrouvait une émotion très ancienne, à la surprendre ainsi dans sa solitude. Autrefois, à Maisons-Laffitte, pour l’entrevoir un instant, il venait souvent rôder autour du jardin des Fontanin. Il se souvenait d’une fin d’après-midi où il l’avait vue, en robe blanche, sortir de l’ombre des sapins et traverser une traînée de soleil qui eut juste le temps de la nimber de lumière, comme une apparition…

Ce soir, elle n’avait pas son voile de deuil. Elle portait un costume noir, qui la faisait plus mince encore. Dans sa manière de s’habiller, comme dans toute sa conduite, elle ne cédait jamais au désir de plaire. Elle ne cherchait d’approbation qu’en elle-même (trop fière pour se soucier du jugement d’autrui, et, d’ailleurs, trop modeste pour penser que les autres pussent se donner la peine de porter un jugement sur elle). Elle aimait les vêtements de coupe sobre, strictement pratiques. Élégante, pourtant : mais d’une élégance un peu sèche et sévère, faite surtout de simplicité, de naturelle distinction.

Lorsqu’il s’approcha d’elle, elle tressaillit et s’avança vers lui en souriant. Car elle souriait, maintenant, sans trop d’effort : ou, plus exactement, un frémissement indécis faisait palpiter le coin des lèvres, tandis qu’au fond de ses yeux clairs s’avivait une petite lueur, que Jacques savait saisir au passage, — ce qui, chaque fois lui gonflait le cœur de joie.

Il l’aborda par une taquinerie :

— « Quand vous souriez, vous avez toujours un peu l’air de faire l’aumône. »

— « Vraiment ? »

Elle ne put se défendre de se sentir légèrement blessée dans son orgueil. Aussitôt, elle se dit qu’il avait raison et elle fut sur le point de surenchérir : « C’est vrai que j’ai des traits figés, revêches… » Mais elle répugnait toujours à parler d’elle.

— « Tout va de plus en plus mal », soupira-t-il brusquement. « Chaque gouvernement s’entête et menace… C’est à qui se montrera le plus intransigeant… »

Dès l’arrivée de Jacques, elle avait remarqué son visage : fatigué, soucieux. Elle l’interrogea du regard, pour qu’il précisât les nouvelles. Mais il secoua obstinément la tête :