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— « Non, non… Ne parlons de rien… À quoi bon ? Assez… Aidez-moi, au contraire, à tout oublier, pendant cette heure d’entracte… Je vous propose de dîner dans le quartier, pour ne pas perdre de temps… Je n’ai pas déjeuné, j’ai une faim terrible… Venez », fit-il, en l’entraînant.

Elle le suivit. « Si maman, si Daniel, nous voyaient », songea-t-elle. Cette fugue à deux donnait subitement à leur intimité, que tous ignoraient encore, une sorte de consécration matérielle, qui la troublait comme une enfant en faute.

— « Pourquoi pas là ? » dit-il, en lui désignant, au coin de deux rues, un restaurant de piètre apparence, dont la façade, largement ouverte sur le trottoir, laissait voir quelques tables à nappes blanches. « Nous y serions tranquilles, vous ne croyez pas ? »

Ils traversèrent la chaussée et franchirent ensemble le seuil de la petite salle, qui était fraîche et complètement déserte. Au fond, par la porte vitrée de la cuisine, on apercevait, de dos, deux femmes attablées sous une suspension allumée. Aucune d’elles ne se retourna.

Jacques avait, d’un geste las, jeté son chapeau sur la banquette, et s’était avancé vers le fond, pour attirer l’attention des tenancières. Il patienta une minute debout, immobile, Jenny leva les yeux sur lui ; et, soudain, ce masque vieilli, aux reliefs bizarrement déformés par la lumière de la cuisine, lui parut être celui d’un inconnu. Elle eut l’impression d’un cauchemar, l’effroi de la fillette attirée dans un lieu sinistre par un voleur d’enfants… Ce vertige ne dura qu’une seconde ; déjà Jacques revenait vers elle, et le déplacement des ombres lui rendait son vrai visage.

— « Installez-vous », dit-il, en lui facilitant l’accès de la banquette. « Non, asseyez-vous là, vous n’aurez pas le jour dans l’œil. »

C’était pour elle une sensation toute neuve de se sentir veillée par cette virile sollicitude, et elle s’y abandonnait avec délice.

Dans la cuisine, la plus jeune des femmes, une grosse fille veule, en corsage rose, les cheveux plantés bas sur un front de génisse, s’était levée enfin et venait à eux, avec l’air hargneux d’une bête qu’on dérange à l’heure de sa pâtée.

— « Pouvons-nous dîner, Mademoiselle ? » demanda Jacques, sur un ton enjoué.

La fille le toisa :

— « Ça dépend. »

Les yeux de Jacques allaient et venaient, gaiement, de la serveuse à Jenny :

— « Vous avez bien des œufs ? Oui ? Un peu de viande froide, peut-être ? »

La fille tira un papier de son poitrail :

— « Voilà ce qu’il y a », dit-elle, avec un air de dire : « À prendre ou à laisser. »

La bonne humeur de Jacques paraissait inaltérable.

— « Parfait ! » déclara-t-il, après avoir lu le menu à haute voix, et consulté Jenny du regard.

La serveuse tourna les talons, sans un mot.

— « Charmante nature », murmura Jacques. Et il s’assit, en riant, vis-à-vis de Jenny.

Il se releva aussitôt pour l’aider à retirer sa jaquette.

« Si j’enlevais aussi mon chapeau ? » songea-t-elle. « Non, je vais être toute décoiffée… » Elle eut instantanément honte de cette pensée coquette : elle retira son chapeau d’un geste volontaire, et se défendit même de passer la main sur ses cheveux.

La fille au visage grognon reparut, avec une soupière fumante.

— « Bravo, Mademoiselle ! » s’écria Jacques, en lui prenant la louche des mains. « Vous ne nous aviez pas annoncé de potage… Il embaume ! » Et, se tournant vers Jenny : « Je vous sers ? »

Sa gaieté sonnait un peu faux. Ce premier repas tête à tête l’intimidait presque autant que la jeune fille. Et il ne parvenait pas à se délivrer des préoccupations de la journée.

Une glace verdâtre, placée derrière Jenny, doublait chacun de ses mouvements et permettait à Jacques d’apercevoir, au-delà du buste vivant qu’il avait devant lui, l’image gracieuse des épaules et de la nuque.

Elle se sentit examinée et dit soudain :

— « Jacques… Je me demande… si vous me connaissez bien. C’est effrayant… Est-ce que vous ne vous faites pas… beaucoup d’illusions sur moi ? »

Elle souriait pour dissimuler l’anxiété réelle qui s’emparait d’elle, dès qu’elle se demandait : « Parviendrai-je jamais à être telle qu’il me souhaite ? Ne suis-je pas condamnée à le décevoir ? »

Il sourit à son tour :

— « Et si je vous demandais, moi aussi : “Me connaissez-vous bien ?” qu’est-ce que vous répondriez ? »

Elle hésita une seconde :

— « Je crois que je répondrais : “non”. »

— « Mais vous penseriez, en même temps : “Ça n’a guère d’importance.” Et vous auriez raison », reprit-il, souriant toujours.

Elle en convint, d’une inclinaison de tête. « Oui », songeait-elle, « ça n’a pas d’importance… Ça viendra tout seul… C’est une idée comme en ont les parents, que j’ai eue là ! »

— « Il faut avoir confiance en nous », prononça-t-il avec force.

Elle ne répondit pas. Il l’observait, avec un soupçon d’inquiétude. Mais, l’expression de bonheur qui, en ce moment, la transfigurait, était la plus rassurante des réponses.

Un parfum de beurre chaud se répandit dans la salle.

— « Voilà le porc-épic », souffla Jacques.

La serveuse au corsage rose apportait une omelette.

« Au lard ? » s’écria Jacques. « Admirable !… C’est vous qui faites la cuisine, Mademoiselle ? »

— « Dame ! »

— « Mes compliments ! »

La fille daigna sourire. Elle prit un air modeste.

— « Oh, vous savez, ici, les dîners sont simples… C’est le matin qu’il faut venir. À midi, jamais une table libre… Mais, le soir, c’est calme… À part les amoureux… »

Jacques échangea avec Jenny un regard amusé. Il semblait vraiment soulagé d’avoir déridé cette face ingrate.

— « Ça », fit-il, avec un claquement de langue approprié, « c’est une omelette ! »

Flattée, la fille, cette fois, se mit à rire :

— « Moi », murmura-t-elle, en se penchant comme pour une confidence, « je fais mon travail sans rien demander à personne. Je m’en rapporte aux connaisseurs. »

Elle enfonça les poings dans les poches de son tablier, et s’éloigna, en roulant les hanches.

— « Faut-il prendre ça pour un compliment discret ? » demanda Jacques en riant.

Jenny, distraite, réfléchissait. Ce n’était rien, cette petite scène, et pourtant elle y découvrait des choses surprenantes. Jacques avait évidemment le don d’émettre une sorte de chaleur ; de créer, par un mot, un sourire, par l’intérêt qu’il témoignait aux êtres, une température favorable à l’éclosion de la confiance, de la sympathie. Jenny le savait mieux que personne : auprès de lui, les natures les plus rétives, les plus fermées, finissaient par échapper à leur sortilège, par se déplier, par s’épanouir. Mais rien ne l’étonnait plus qu’un tel don ! Contrairement à Jacques, contrairement à Daniel, elle n’avait presque aucune curiosité pour autrui. Elle vivait enclose dans son univers. Attentive, avant tout, à préserver la pureté de son atmosphère, elle s’appliquait même à maintenir une distance entre elle et son prochain, à n’offrir aux contacts du monde qu’une surface lisse où rien ne pût mordre. « Mais », se dit-elle, pensant à son frère, « est-ce que cette curiosité qui pousse Jacques vers n’importe quel être vivant, n’a pas, pour contrepartie, une certaine impossibilité à fixer son choix ? »

— « Êtes-vous capable de préférer ? » demanda-t-elle à l’improviste. « Êtes-vous capable de vous attacher à un être plus qu’à tous les autres ? et pour toujours ? »