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Lan ne put s’empêcher de se retourner. Bulen brandissait un hadori. La lanière de cuir qui ceignait le front de tout sujet du Malkier résolu à affronter les Ténèbres.

— Je porterais bien le hadori de mon père, dit Bulen, sa voix plus forte, mais à qui demander si j’en ai le droit ? C’est la tradition, n’est-ce pas ? Quelqu’un doit m’y autoriser. Juré, je combattrai les Ténèbres jusqu’à la fin de mes jours.

Il baissa les yeux sur le hadori, les releva et déclama :

— Al’Lan Mandragoran, je me dresserai face aux Ténèbres. Me diras-tu que je n’en ai pas le droit ?

— Joins-toi au Dragon Réincarné, marmonna Lan. Ou entre dans l’armée de ta reine. Dans les deux cas, on t’acceptera.

— Et toi ? Tu chevaucheras jusqu’aux Sept Tours sans vivres ni équipement ?

— Je me débrouillerai en chemin.

— Sauf ton respect, seigneur, tu as vu à quoi ressemble le pays, de nos jours ? La Flétrissure s’étend de plus en plus vers le sud. Même dans les terres jadis fertiles, plus rien ne pousse. Quant au gibier, il se fait rare.

Lan hésita. Puis il tira sur les rênes de Mandarb.

— Il y a vingt ans, dit Bulen en approchant, je ne savais rien de ton identité. Mais j’étais informé que tu avais perdu quelqu’un de cher parmi nous. Depuis, je me maudis de ne pas t’avoir mieux servi. Et je me suis juré d’être à tes côtés un jour. (Il arriva au niveau de Lan.) N’ayant plus de père, c’est à toi que je le demande : puis-je porter mon hadori et combattre à tes côtés, Lan Mandragoran ? Mon roi !

Lan inspira à fond pour maîtriser ses… émotions.

Nynaeve, le jour où je te reverrai…

Mais ce jour n’arriverait jamais. Mieux valait ne pas trop y penser.

Lan avait fait un serment. Les Aes Sedai contournaient sans cesse les leurs, mais en avait-il pour autant le droit ? Non. Un homme se réduisait à son honneur. Impossible de renvoyer Bulen.

— Nous voyagerons incognito, dit Lan. La Grue Dorée ne flottera pas au vent. Et tu ne diras à personne qui je suis.

— Très bien, seigneur.

— Dans ce cas, porte fièrement ton hadori. Trop peu d’hommes sont attachés aux vieilles traditions. Oui, tu peux te joindre à moi.

Lan fit avancer Mandarb et Bulen le suivit à pied.

Le solitaire n’était plus seul…

Perrin abattit son marteau sur la longueur de fer chauffée au rouge. Comme des insectes de feu, des étincelles jaillirent, faisant briller la sueur qui ruisselait sur son visage.

Certaines personnes détestaient le son du métal qui frappe du métal. Pas lui. Ce bruit le rassurait. Levant son marteau, il frappa de nouveau.

Des étincelles jaillirent, rebondissant contre son gilet et son tablier de cuir. En réponse à chaque coup, les cloisons de la pièce, en bois dur d’arbre feuillu, semblaient… crépiter.

Perrin comprit qu’il rêvait, même s’il n’était pas dans le songe des loups. Sans pouvoir dire pourquoi, ça, il le savait.

Derrière les fenêtres, il faisait nuit. La seule lumière, c’était celle du feu dont les flammes rouges crépitaient sur sa droite – pour de bon, elles. Deux courtes barres de fer, sur les charbons rougeoyants, attendaient leur tour de passer sur la forge.

Perrin frappa une troisième fois.

Il était en paix. Chez lui…

Il fabriquait un objet important. Capital, même. Une partie d’un tout bien plus grand. Pour créer quelque chose, il fallait d’abord imaginer très clairement les pièces. Dès son premier jour d’apprentissage, maître Luhhan lui avait appris ça. Impossible de fabriquer une bêche sans comprendre comment le manche se combinait au fer. Même chose pour une charnière sans connaître le rapport entre le gond, le charnier et la charnière. Même un clou, il fallait savoir l’analyser : une tête, un corps, une pointe…

Les pièces, Perrin, il faut comprendre leur fonction…

Il y avait un loup dans un coin de la pièce. Puissant mais à la fourrure gris zébré de blanc et de cicatrices après une vie entière de chasse et de batailles. La tête sur les pattes avant, il observait Perrin.

C’était normal. Bien entendu qu’il y avait un loup dans un coin. Pourquoi n’y en aurait-il pas eu ?

Sauteur… C’était Sauteur…

Perrin continua à œuvrer en savourant la vive chaleur de la forge, l’odeur des flammes et le contact de la sueur qui coulait sur ses bras. Il travaillait la barre de fer, un coup pour deux battements de son cœur. Ici, le métal ne refroidissait jamais, mais restait en permanence modifiable à souhait.

Je fabrique quoi, exactement ?

Perrin prit la petite barre rougeoyante avec sa pince. Autour du métal, l’air ondulait.

Tu t’agites, tu t’agites, tu t’agites ! lança Sauteur dans son langage composé d’images et d’odeurs. On dirait un louveteau qui bondit pour attraper des papillons.

Sauteur ne voyait aucun intérêt à forger du métal et il trouvait amusant que les hommes s’y acharnent. Pour un loup, un objet était ce qu’il était. Pourquoi s’épuiser afin de le transformer ?

Perrin posa sa barre de fer à côté de la forge. Aussitôt, elle vira au jaune, puis à l’orange, puis au pourpre et enfin au noir. Il lui avait donné la forme d’une charnière déformée d’environ la taille de deux poings. Maître Luhhan aurait eu honte devant un ouvrage si bâclé.

Avant le retour de son mentor, Perrin avait intérêt à découvrir ce qu’il entendait forger.

Non, quelque chose clochait. Le rêve fluctua et les cloisons disparurent.

Je ne suis plus un apprenti…

Perrin porta à ses yeux une main couverte d’un gant épais.

Et je ne vis plus à Deux-Rivières. Je suis un homme et un époux.

Perrin saisit sa ridicule création avec sa pince et la posa de nouveau sur l’enclume. Le métal redevint rouge.

Ça cloche toujours…, pensa le jeune homme en frappant de nouveau. Tout devrait aller mieux, à présent. Mais ce n’est pas le cas. Au contraire, c’est pire.

Il continua à frapper. Les rumeurs que les hommes répandaient sur lui, partout dans le camp, il les détestait. Il était malade, et Berelain avait pris soin de lui. Point stop. Mais les ragots ne se calmaient pas.

Il frappa comme un fou, faisant jaillir une gerbe d’étincelles bien trop importante pour un si petit morceau de fer. Après le coup final, il inspira puis expira à fond.

La charnière ratée n’avait pas changé. Furieux, Perrin prit sa pince, retira l’horreur de l’enclume et saisit une autre barre, dans le charbon chauffé au rouge. Il devait finir cet objet ! C’était d’une importance capitale. Mais de quoi s’agissait-il ?

Il recommença à cogner.

Il faut que je passe un peu de temps avec Faile. Pour bien comprendre les choses, et dissiper le malaise qu’il y a entre nous. Mais je n’en ai pas le loisir !

Les idiots aveugles à la Lumière qui l’entouraient ne s’en sortiraient pas sans lui. Pourtant, sur le territoire de Deux-Rivières, jusque-là, personne n’avait jamais eu besoin d’un fichu seigneur !

Il travailla un moment, puis saisit avec sa pince la pièce de fer. Une fois refroidie, elle révéla sa vraie forme : un moignon plat presque aussi long que l’avant-bras du jeune homme. Une autre « œuvre » bonne pour le rebut.

Si tu es malheureux, émit Sauteur, emmène ta femelle et va-t’en. Puisque tu ne veux pas conduire la meute, quelqu’un d’autre le fera.