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La version spectrale du jeune homme se dissocia de lui, le laissant de nouveau dans sa tenue de travail. Devant ses yeux, le fantôme ferraillait contre Aram.

« Le Prophète m’a tout expliqué. Tes yeux ! Tu es une Créature des Ténèbres ! Il faut que j’arrache dame Faile de tes griffes. »

Le Perrin spectral se transforma soudain en loup. Son pelage presque aussi noir que celui d’un Frère des Ténèbres, il bondit et déchiqueta la gorge d’Aram.

— Non, ça ne s’est pas passé comme ça !

C’est un rêve, rappela Sauteur.

— Je n’ai pas tué Aram ! Un Aiel l’a abattu d’une seule flèche avant qu’il…

Avant qu’il m’ait tué, tout simplement, compléta mentalement Perrin.

La corne, le sabot ou le croc, émit Sauteur tout en se dirigeant vers un bâtiment. Mais les murs se désintégrèrent, révélant la forge de maître Luhhan.

Est-ce si important que ça ? Les morts sont morts, voilà tout… En général, quand les deux-pattes meurent, ils ne viennent pas ici. Pour être franc, j’ignore où ils vont.

Perrin baissa les yeux sur le cadavre d’Aram.

— J’aurais dû lui confisquer son épée dès qu’il l’a arborée. Bon sang, j’aurais dû renvoyer cet idiot parmi les siens.

Un louveteau mérite-t-il d’avoir des crocs ? demanda Sauteur, profondément perturbé. Pourquoi vouloir les lui arracher ?

— C’est une affaire d’hommes, éluda Perrin.

Une affaire de deux-pattes, oui… D’hommes. C’est toujours ce que tu réponds. Et les affaires de loups ?

— Je ne suis pas un loup.

Sauteur entra dans la forge et Perrin le suivit à contrecœur. Le tonneau de trempe bouillonnait toujours. Alors que les cloisons se reformaient, Perrin, en gilet et tablier de cuir, reprit sa pince.

Du tonneau, il sortit une autre figurine. Celle-ci représentait Tod al’Caar. Quand elle eut refroidi, Perrin vit que le visage n’était pas distordu comme celui d’Aram. Mais la moitié inférieure du personnage se réduisait à une masse informe de métal. Quand Perrin l’eut posée sur le sol, la figurine continua d’émettre une lueur rouge. Plongeant sa pince dans l’eau, il en retira une représentation de Jori Congar puis une d’Azi al’Thone.

Répétant l’opération, Perrin « pêcha » toute une série de figurines. Comme il était de règle dans les rêves, les récupérer toutes sembla prendre une fraction de seconde tout en paraissant durer des heures. Quand ce fut terminé, des centaines de figurines se dressaient sur le sol, face au jeune homme. Elles l’observaient, chacune brillant chichement comme si elle attendait de passer sous le marteau du forgeron.

Mais les figurines de ce type n’étaient pas forgées. Il s’agissait de moulages.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Perrin en s’asseyant sur un tabouret.

Ce que ça veut dire ? répéta Sauteur, hilare. Eh bien, il y a une multitude de petits hommes sur le sol, et tu ne peux en manger aucun. Pour ça, les gens de ton espèce n’ont pas l’estomac assez solide.

Les figurines paraissaient accusatrices. Autour d’elles gisaient les fragments épars de celle d’Aram. Des éclats qui semblaient… grossir. Les mains brisées commencèrent à ramper sur le sol. Puis tous les fragments devinrent des mains miniatures qui avançaient vers lui, se tendant dans sa direction.

Avec un cri, le jeune homme se leva d’un bond. Dans le lointain, il entendit des rires. Devenant plus proches, ils firent trembler les cloisons de la forge. Sauteur bondit, percutant son ami humain.

Ensuite…

… Perrin se réveilla. Il était de nouveau sous sa tente, dans le champ où ses compagnons et lui campaient depuis quelques jours. La semaine précédente, ils avaient été victimes d’une bulle maléfique, des serpents rouges féroces jaillissant du sol partout dans le camp. Des centaines de personnes étaient encore malades à cause des morsures. Les Aes Sedai avaient réussi à limiter les décès, mais pas à requinquer tout le monde.

Faile dormait paisiblement près de Perrin. Dehors, un soldat tapait sur un poteau pour égrener les heures. Trois coups. Il restait du temps avant l’aube.

Le cœur de Perrin battait comme une horloge. Portant une main à sa poitrine nue, il s’attendit à y trouver une petite armée de mains minuscules.

Enfin, il se força à fermer les yeux et tenta de se détendre. Mais cette fois, le sommeil fut long à venir.

Graendal sirotait son vin, qui brillait dans un gobelet entouré d’un filet d’argent. Le verre avait été fabriqué avec des gouttes de sang enchâssées dans le cristal qui formaient des motifs circulaires. Des petites bulles rouge vif pétrifiées pour toujours.

— Nous devons faire quelque chose, dit Aran’gar, lascivement étendue sur son divan.

Le regard vorace, elle observa le manège d’un des « chiots » de Graendal qui passait devant les deux femmes.

— Je ne comprends pas comment tu supportes d’être si loin des événements qui comptent. On dirait une érudite retranchée dans un trou perdu et poussiéreux.

Graendal arqua un sourcil. Une érudite ? Dans un trou perdu et poussiéreux ? Si le Tumulus de Natrin était un lieu modeste comparé aux palais qu’elle avait connus durant l’Âge des Légendes, il ne s’agissait quand même pas d’un taudis. Le mobilier impressionnait, les murs lambrissés de bois sombre avaient de la classe et les dalles du sol étaient incrustées d’éclats d’or et de nacre.

Aran’gar essayait seulement de la provoquer. Non sans effort, Graendal chassa toute irritation de son esprit. Dans la cheminée, les flammes crépitaient, mais la double porte qui menait à un chemin de ronde fortifié, à trois étages de hauteur, était ouverte et une bise de montagne plus que mordante s’engouffrait dans la salle. Graendal laissait très rarement une fenêtre ou une porte ouvertes sur l’extérieur. Mais en ce jour, elle était friande de contraste. De la chaleur d’un côté, du froid de l’autre…

La vie n’était qu’une affaire de sensations. De contacts sur la peau à la fois passionnés et glaciaux. Tout ce qui n’entrait pas dans la norme, la moyenne et la tiédeur…

— Tu m’écoutes ? demanda Aran’gar.

— J’écoute toujours, assura Graendal.

Posant son gobelet, elle s’assit sur son divan. Aujourd’hui, elle avait choisi une robe dorée ample, très fine mais boutonnée jusqu’au cou. Quelle merveille, la mode des Domani ! Idéale pour laisser deviner beaucoup en dévoilant un peu…

— Moi, je déteste être si loin de tout, reprit Aran’gar. Cet Âge est excitant. Les primitifs peuvent être très intéressants, sais-tu ?

La voluptueuse femme à la peau d’ivoire cambra le dos et tendit les bras vers le mur.

— Ici, nous manquons tout ce qu’il y a d’excitant.

— Ce qui excite gagne à être vu de loin, lâcha Graendal. J’aurais cru que tu le comprendrais…

Aran’gar se tut. Le Grand Seigneur avait été très mécontent qu’elle ait perdu son contrôle sur Egwene al’Vere.

— Eh bien, dit-elle en se levant, si c’est ce que tu penses, je vais me mettre en quête d’une activité vespérale plus stimulante.

Des mots prononcés d’un ton glacial. Peut-être parce que l’alliance des deux Élues battait de l’aile. Dans ce cas, il était temps de la renforcer.

Graendal s’ouvrit à la domination du Grand Seigneur, savourant le contact enivrant de son pouvoir, de sa passion et de sa substance même. C’était bien plus euphorisant que le Pouvoir de l’Unique, ce flot de feu dévastateur.

Cet incendie menaçait de la submerger puis de la consumer. Bien qu’elle fût gorgée de Vrai Pouvoir, elle put seulement en canaliser un ruisselet. Un cadeau de la part de Moridin. Non, du Grand Seigneur. Ces deux-là, mieux valait ne pas commencer à les associer dans son esprit. Pour l’heure, Moridin était le Nae’blis. Pour l’heure seulement…