Выбрать главу

Moragha se demanda fugitivement pour quelle raison la malchance s’acharnait à ce point sur lui. Si le prince impérial n’était qu’un lourdaud incapable, une tache sur l’honneur de la famille royale, il n’en restait pas moins le premier dans l’ordre de succession, et demain il venait visiter la préfecture. Cette visite avait beaucoup d’importance pour Parapfu Moragha. Et voilà que surgissait un nouveau problème ; la vie était vraiment trop mal faite ! D’un autre côté — et, à cette idée, le préfet se dérida — au cas, cependant peu probable, où des ressortissants du Pays des Neiges se trouveraient à proximité de la ville, leur découverte par ses soins à la veille de la visite impériale représenterait une véritable aubaine… Même si, pour obtenir un pareil succès, il fallait traiter avec la Guilde.

« Eh bien », dit-il d’un ton maussade à l’adresse de Thengets del Prou, « consentez-vous à sonder pour nous ce secteur ? »

Prou étendit paresseusement ses longues jambes en direction du trône de Moragha. « Vous savez bien que la Guilde ne tient pas à s’immiscer dans les différends entre royaumes.

— Mais nous ne savons pas au juste ce que Hugo a vu là-haut, dit Lagha.

— C’est vrai », reconnut l’homme de la Guilde. « Fort bien, seigneur préfet, j’accepte le travail. La commission de la Guilde sera de cent impériaux. »

Moragha sursauta. C’était dix fois le montant de la rétribution habituelle. « Bon, allez-y. »

Prou hocha la tête, ferma les yeux et adopta une attitude encore plus détendue. Un long silence s’établit pendant que le jeune homme au teint basané projetait son esprit à une très grande distance du palais. Moragha ferma les yeux à son tour, car il s’était toujours flatté de posséder le même Talent. Il pouvait aisément reconnaître la densité de la roche et de l’air au-delà des murs du palais. Les ouvriers avaient disposé le dallage extérieur du bâtiment suivant un habile agencement de densités variées, et chaque partie de ce dessin lui était clairement perceptible. Il parvenait également à sonder plusieurs bassins de transit de la région, mais les intervalles les séparant demeuraient troubles, et il n’arrivait jamais à situer réellement ceux-ci dans l’espace sans s’y rendre en personne. Là résidait la seule véritable différence entre lui et des gens comme Thengets del Prou, lequel était en ce moment occupé à distinguer de subtiles variations de densité dans les collines, à plusieurs centaines de mètres d’altitude. Moragha tenta de se donner l’illusion qu’il possédait la même omniscience — mais, comme d’habitude, il dut en rabattre.

L’homme de la Guilde finit par rouvrir les yeux. Il parut désorienté l’espace d’un instant, puis dit : « Vous venez de gaspiller cent impériaux, seigneur préfet. Je n’ai identifié là-haut que les seules densités de la neige et de la roche. »

L’expression de l’homme avait quelque chose d’étrange, et Moragha mit un certain temps à s’apercevoir que les yeux de Prou avaient perdu leur éclat rieur. C’est ce changement qui l’avait frappé ! Pour la première fois depuis près de deux ans qu’il le connaissait, cette lueur ironique était absente de son regard. L’homme de la Guilde avait fait une découverte si importante qu’il était prêt à faillir aux engagements de la Guilde et à lui mentir. Moragha réprima un sourire et répondit : « Merci, mon cher Thengets, mais je crois que je vais aller y jeter un coup d’œil. La garnison royale d’Atsobi n’est pas cantonnée à plus d’une lieue au sud. Je puis d’ici à une heure disposer d’une compagnie de troupes de montagne. Citoyen Lagha, tu chargeras ton Hugo de guider les soldats impériaux. Personne n’a de questions ni d’observations à formuler ? »

Moragha les congédia d’un geste de la main. Lagha et Hugo gagnèrent le bassin d’eau salée situé au centre de la salle et disparurent. Le préfet se leva au moment où l’homme de la Guilde se préparait à se glisser dans l’eau à leur suite. « Un instant, mon cher Thengets.

— Oui ? » L’homme de la Guilde avait recouvré son sang-froid et un léger sourire commençait à se dessiner sur ses lèvres.

« Êtes-vous sûr de n’avoir rien omis au cours de votre inspection ?

— Nullement, monseigneur. Vous n’ignorez pas qu’il est à peu près impossible de détecter un objet d’une taille aussi minime qu’un individu. Sa densité se rapproche trop de celle de l’eau. Mais il n’y a pas de troupes importantes là-haut, je peux vous l’assurer.

— Très bien. Vous seriez néanmoins bien inspiré de rester en ville durant les heures qui viennent. Si mes hommes vous trouvaient dans la montagne, il serait tentant d’en conclure que vous avez découvert là-haut quelque chose d’étrange et que vous cherchez à être le premier sur place. Je n’aimerais pas que la Guilde pût être soupçonnée d’avoir trahi la confiance que nous lui accordons. »

Thengets del Prou demeura immobile un instant, tandis que son sourire s’élargissait lentement. Après quoi, il répondit : « À votre guise, seigneur préfet. »

CHAPITRE 2

Tard dans l’après-midi, l’archéologue et le pilote spatial commencèrent à ranger leur équipement. Pendant vingt jours, ils avaient travaillé à l’extérieur de la tente globulaire dissimulée parmi les singuliers conifères à triple cime qui recouvraient les pentes inférieures des montagnes s’élevant au nord-est du village étranger. Ils venaient de soumettre cette agglomération aux investigations de leurs instruments de téléphoto et de leurs micros ultrasensibles. L’archéologue ayant effectué le maximum d’enregistrements et entretenu une véritable conversation avec son ordinateur, le pilote spatial estimait qu’ils possédaient maintenant une connaissance suffisante de la langue de l’endroit.

« Je vous assure que nous comprenons la langue, Bjault », dit Yoninne Leg-Wot, dont l’irritation transparaissait clairement dans le ton de sa voix. Elle laissa tomber sur le traîneau les vingt kilos de la tente repliée et se retourna pour jeter un regard courroucé à l’archéologue filiforme. « Je sais, je sais : il y a des “subtilités qui nous échappent”. Les seules gens dont nous ayons réussi à capter les conversations d’une manière suivie sont des femmes et des enfants. Mais nous disposons à présent d’un lexique relativement étendu et d’une certaine connaissance de la grammaire. Grâce à nos nouvelles techniques d’imprégnation, nous ne risquons pas de les oublier. Bon Dieu, je parle ce baragouin azhiri mieux que l’anglais qu’on m’a fait étudier pendant trois ans à l’Académie. »

Ajao Bjault détourna les yeux de la femme trapue qui lui parlait, en se retenant pour ne pas grincer des dents. Il supportait sa compagnie depuis déjà vingt jours. Avec n’importe quelle autre femme, une cohabitation aussi prolongée eût donné naissance à toutes sortes de rumeurs scandaleuses — malgré l’âge avancé de Bjault et abstraction faite de toute question de longévité. Mais Yoninne Leg-Wot alliait à un corps ramassé et privé de rondeurs une singulière vivacité d’esprit et une personnalité torturée. L’équipage, et probablement la colonie tout entière, lui auraient sans conteste décerné le premier prix à tous les concours d’impopularité. Et, bien que Bjault fît tout son possible pour se mettre à sa place et se montrer bon camarade, il se sentait de moins en moins à son aise.

« Je ne sais pas, Yoninne. J’ai l’impression que certaines de ces choses qui nous demeurent incompréhensibles doivent être terriblement importantes. Il y a toute une catégorie de mots — reng, seng, keng, dgeng — qui reviennent très fréquemment et que nous sommes incapables de relier aux activités de ces gens. »

Leg-Wot haussa les épaules, balança le dernier appareil — un magnétoscope — sur le traîneau et fit coulisser la fermeture éclair de l’emballage en plastique qui recouvrait le chargement. Elle saisit le boîtier de commande et pressa le bouton DEPART. Les cellules à carburant oxy-hydrogéné se réactivèrent, les moteurs ronronnèrent doucement et le minuscule traîneau commença à escalader la colline à l’allure d’un homme au pas. Pour pouvoir continuer la conversation, Bjault fut obligé de la suivre.