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Le soldat émergea à la surface scintillante de l’eau verte, arborant un large sourire sur sa face claire. « Vous êtes bien ? » Il désigna d’un geste la pierre sombre qui les environnait de toutes parts. « Il faudrait être un membre de la Guilde pour sortir de là ; je ne crois pas que le préfet ait à redouter une évasion de la part d’un couple de Profanes. » Il lâcha le rebord et s’enfonça sous la surface. Yoninne se mit péniblement à genoux et se traîna jusqu’au bord du bassin. Ajao la suivit et ils regardèrent dans l’eau. Bien que la lumière provenant d’en haut fût de faible intensité, Ajao pouvait apercevoir le fond. Mais il n’y avait plus trace du soldat. Il plongea la main dans l’eau écumeuse. Elle était presque chaude.

Leg-Wot gardait avec insistance les yeux fixés sur le bassin. « Des sas de téléportation, dit-elle finalement. Rien de moins que des sas de téléportation. »

CHAPITRE 3

À Bodgaru, le terminus de la Voie Royale avait été soigneusement aménagé à l’occasion de la venue du prince impérial. À l’exception d’un escorteur naval, arrivé quelques minutes plus tôt, la paisible surface du lac était déserte. Au bord de l’eau, la première glace de la saison avait été brisée et la berge nettoyée. Quelques semaines auparavant, le préfet avait importé un jardin de jade ornemental, qu’il avait « planté » le long des quais. Les arbres et les buissons en pierre, de taille réelle, s’ornaient de centaines de fleurs sculptées dans des topazes bleues ou jaunes. Ce matin-là, les habitants avaient ôté jusqu’à la moindre plaque de neige dans le jardin de jade, qui rutilait de propreté.

Les citadins s’étaient rassemblés sur les quais. Tous les hommes, les femmes et les enfants composant cette foule tenaient à la main de minuscules répliques des couleurs impériales, qui leur avaient été distribuées par les hommes du préfet. Leur conversation semblait libre et joyeuse. Bien que leur présence fût obligatoire, la plupart d’entre eux étaient venus d’eux-mêmes : la visite d’un membre de la famille royale-impériale constituait un événement rarissime. Nul d’ailleurs n’en avait une conscience plus aiguë que le préfet lui-même. Parapfu Moragha se tenait au garde-à-vous entre la fanfare de la garnison et le jardin de jade.

Bien que le soleil fût à son zénith dans le ciel d’un bleu intense, le vent soufflant au-dessus du lac était glacial et les collines enneigées et couvertes de pins qui surplombaient la nappe d’eau donnaient à celle-ci l’aspect d’une minuscule flaque bleue et froide, frissonnant à l’approche de l’hiver.

Cette tranquillité fut brusquement rompue et le plan d’eau cessa d’être vide. Le yacht royal se matérialisa à la surface, la proue orientée vers l’est. Sa fine coque blanche disparaissait presque entièrement sous l’eau, pour reparaître aussitôt en faisant entendre des craquements dans sa membrure. Des vagues d’un demi-mètre de hauteur ridaient toute l’étendue du lac et projetaient des embruns glacés contre le quai. Sans attendre que le roulis du yacht eût cessé, l’équipage envoya les couleurs impériales : un soleil jaune inscrit dans un ciel bleu surmontant une bande verte. Sur la rive, la fanfare attaqua un joyeux morceau en signe de bienvenue, tandis que le bateau approchait de la berge.

Sur le pont particulier du yacht, Pelio-nge-Shozheru, prince impérial du Royaume de l’Été, défit son harnais de sécurité et se dirigea vers la lisse. Bien qu’il fût plus grand que la moyenne des Azhiris, Pelio n’était encore qu’un adolescent. Il portaitun kilt vert et bleu orné des insignes de son rang tissés autour de la taille ; mais, eût-il été dépourvu de ce costume, son nez épaté et ses yeux verts eussent suffi pour attester son appartenance à la noblesse. Nul n’aurait pu imaginer que le prince était un Profane, à ce point privé de Talent que c’était à peine si sonkenging parvenait à tuer un acarien des sables.

Une chaude brise estivale, transportée depuis l’hémisphère sud — d’un point situé à la même distance de l’équateur que Bodgaru au nord — soufflait doucement sur le pont afin de réchauffer le dos de Pelio et protéger celui-ci du froid régnant dans la région. Les serviteurs chargés de cette ventilation restaient assis dans l’entrepont, en compagnie des seigneurs et des dames de la suite du prince. Ce dernier était seul, ou plutôt aussi seul que le lui permettait sa condition : ses gardes du corps et son ours domestique constituaient l’unique société dont il s’entourait sur le pont. S’il jouissait d’une protection beaucoup plus étroite que la plupart des nobles, il le devait à son état de Profane, car le moindre paysan eût réussi à lui désorganiser les viscères.

Pelio dirigea ses regards vers le bord de l’eau, où l’attendaient une foule enthousiaste et la fanfare militaire. Je me demande s’ils rient intérieurement, songea-t-il, pendant que leurs bouches crient des vivats. Qu’un Profane fût destiné à devenir plus tard roi-impérial, voilà qui était effectivement comique. Beaucoup de ces rustres qui composaient la foule devaient posséder en toute propriété quelques-uns de ces malheureux pourtant dotés de plus de Talent que lui-même. Car tel était le sort ordinaire des Profanes. Ils se trouvaient à la merci de la moindre fantaisie télékinésique des gens normaux. Un Profane se voyait traiter comme un bien meuble — à moins naturellement qu’il ne fût de naissance royale et ne dût un jour hériter d’un empire. Les yeux de Pelio lui cuisaient au rappel de cette antique honte, tandis qu’il observait la populace agitant ses petits drapeaux. Comme sa naissance avait dû réjouir le Royaume de l’Été ! Pendant des années, son père avait en vain espéré un enfant, et l’avenir de la dynastie avait paru un instant menacé — quand enfin, au moment où son père parvenait à l’orée de la vieillesse, une épouse féconde lui avait été trouvée. Pelio imaginait souvent quelle douleur avait dû éprouver son père en constatant que son fils, loin d’être un enfant en avance, ou encore normal, ou même arriéré, était tout bonnement dépourvu de la moindre parcelle de Talent. Et, comme si un drame ne suffisait pas, il avait fallu qu’un outrage s’y ajoutât —, exactement un an plus tard, la mère de Pelio, la reine consorte Virizhiana, avait donné naissance à Aleru. Sans cette question de dates, le prince Aleru eût été le premier dans l’ordre de succession — car Aleru était parfaitement normal et doté d’un Talent supérieur à la moyenne.

La situation de Pelio à la Cour royale constituait naturellement une source d’embarras. Le roi Shozheru manquait de la force de caractère nécessaire pour faire exécuter son premier-né — or la mise à mort était la seule méthode admise pour dégager la voie devant le cadet. Ce n’était pas un hasard si les seuls amis que Pelio possédât à la Cour étaient d’obséquieux intrigants qui lui mentaient en le flattant, et si le seul sentiment honnête qu’il inspirât était-la haine que lui vouaient sincèrement sa mère et son frère.

Le protocole exigeait qu’une saison sur deux Pelio embarquât sur son yacht afin d’aller visiter quelque coin reculé du royaume. Ces tournées l’exposaient souvent à des railleries bien moins habilement voilées que celles qu’il devait subir au Palais de l’Été, mais du moins voyait-il de nouveaux visages. D’ailleurs, le Royaume de l’Été était un pays si vaste et si beau qu’il en oubliait presque ses déficiences et jusqu’à sa propre personne. Parfois ces voyages n’étaient pas aussi anodins que l’eussent souhaité les conseillers royaux. Peut-être ce voyage-ci lui réserverait-il aussi de l’imprévu. L’étrange message qu’il avait reçu le matin même, pour être anonyme, n’en était pas moins explicite un accrochage avec des monstres ou des gens du Pays des Neiges venait d’avoir lieu à Bodgaru…