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Mais, brusquement, ce fut comme si ce n’étaient pas ses yeux dont le miroir lui renvoyait l’image, pas les yeux noisette presque verts d’Eddie Dean qui avaient fait fondre les cœurs à qui mieux mieux et lui avaient fait écarter tant de jolies paires de cuisses dans les trois dernières de ses vingt et une années d’existence, non pas ces yeux mais ceux d’un étranger. Et non pas noisette mais du même bleu qu’un Levi’s délavé. Des yeux glacés, précis, merveilleux. Des yeux de bombardier.

Et il y vit reflétée — nettement, sans erreur possible — une mouette qui descendait raser un brisant pour en extraire quelque chose.

Il eut le temps de penser : Nom de Dieu, qu’est-ce que c’est que cette merde ? puis sut que ça n’allait pas passer, qu’il était bel et bien sur le point de gerber.

Dans la demi-seconde qui précéda cet instant, dans cette demi-seconde où il continua de se regarder dans la glace, il vit s’effacer les yeux bleus… mais pas avant d’avoir eu la soudaine sensation d’être deux personnes… d’être habité, comme la petite fille dans L’Exorciste.

Il sentait distinctement un autre esprit à l’intérieur du sien, il entendait une pensée, non pas comme l’une des siennes, plutôt comme une voix à la radio : Je suis de l’autre côté. Je suis dans la diligence du ciel.

Il y eut d’autres mots, mais qu’Eddie Dean ne put entendre, occupé qu’il était à vomir le plus discrètement possible.

La crise passée, alors qu’il allait s’essuyer la bouche, il se produisit quelque chose qui ne lui était jamais arrivé auparavant. L’espace d’un épouvantable instant, il n’y eut rien, juste un intervalle vide. Comme si, dans un journal, une petite ligne dans une colonne avait été soigneusement, totalement caviardée.

Qu’est-ce qui se passe ? pensa Eddie, désemparé. Bordel de Dieu, qu’est-ce que c’est que cette merde ?

Puis il lui fallut de nouveau vomir, et ce n’était peut-être pas plus mal. Quelque défaut qu’on lui trouve, la régurgitation a au moins ce mérite : aussi longtemps que ça dure, il est impossible de penser à autre chose.

3

Je suis de l’autre côté. Je suis dans la diligence du ciel, se dit le Pistolero. (Et une seconde plus tard :) Il me voit dans la glace !

Roland se mit en retrait — ne quitta pas les lieux mais se mit en retrait, comme un gosse qui va se poster tout au bout d’une très longue pièce. Il était à l’intérieur du véhicule céleste, mais aussi à l’intérieur d’un homme qui n’était pas lui. À 1’ intérieur du prisonnier. Dans ce premier instant, quand il s’était retrouvé presque à l’avant (c’était la seule description qu’il pût donner), il n’avait pas fait qu’être à l’intérieur de cet homme, il avait été pratiquement lui. Il avait senti que ça n’allait pas — quelle que fût la nature du malaise —, que la nausée montait. Il comprit qu’il pouvait au besoin prendre le contrôle de ce corps. Qu’il en connaîtrait les souffrances et serait chevauché par ce démon-singe dont son hôte était la monture, certes, mais qu’il en était capable, si nécessaire.

Comme il pouvait choisir de rester en retrait, inaperçu.

Quand les vomissements cessèrent, il bondit… au premier plan cette fois, directement. La situation lui échappait pour l’essentiel, et agir ainsi dans le brouillard, c’était s’exposer au pire, mais il avait besoin de savoir deux choses, un besoin si désespéré qu’il l’emportait sur toute conséquence susceptible de se faire jour.

Cette porte qu’il avait franchie pour venir de son monde, existait-elle encore ?

Et si oui, son corps l’attendait-il là-bas, évanoui, inoccupé, mourant peut-être, voire déjà mort sans le moi de son moi pour veiller à la bonne marche des poumons, du cœur et des nerfs ? Aurait-il survécu qu’il n’en aurait plus pour longtemps, de toute manière, jusqu’à la tombée de la nuit, quand les homarstruosités sortiraient poser leurs questions et se mettraient en quête de leur dîner.

Il tourna brusquement cette tête qui pour l’heure était la sienne.

La porte était toujours là, dans son dos, ouverte sur son monde, ses gonds disparaissant dans la paroi d’acier de ces singulières latrines. Et lui aussi était là, lui, Roland, le dernier pistolero, couché sur le côté, sa main bandée plaquée sur l’estomac.

Je respire toujours, constata-t-il. Je vais y retourner et me déplacer. Mais j’ai des choses à faire avant. Des choses…

Il lâcha de nouveau l’esprit du prisonnier et battit en retraite, observa, attendit de voir si l’autre avait ou non conscience de sa présence.

4

La crise passée, Eddie resta penché sur le lavabo, les yeux fermés, paupières crispées.

Une seconde de passage à vide. J’sais vraiment pas ce que c’était. Est-ce que j’ai regardé autour de moi ?

Il chercha le robinet à tâtons et fit couler l’eau froide, s’en aspergea les joues et le front, les yeux toujours clos.

Puis ce fut impossible à éviter plus longtemps : il se regarda de nouveau dans la glace.

C’étaient ses yeux.

Pas de voix étrangères dans sa tête.

Pas la moindre sensation d’être observé.

Tu viens de nous faire une petite fugue, Eddie, l’éclaira le Grand Sage & Éminent Junkie. Ça n’a rien de rare quand on arrive aux premiers stades du manque.

Eddie jeta un coup d’œil à sa montre. Encore une heure et demie avant New York. L’atterrissage était prévu pour 4 h 05, heure de la côte Est, mais en réalité il était presque midi. L’heure d’abattre son jeu.

Il retourna s’asseoir. Son verre l’attendait. Il y avait deux fois trempé les lèvres quand l’hôtesse réapparut, lui demandant s’il désirait autre chose. Il ouvrit la bouche pour dire non… et il eut une autre de ces absences étranges.

5

— Oui, vous n’auriez pas quelque chose à manger ? dit le Pistolero par la bouche d’Eddie Dean.

— Nous servirons un repas chaud dans…

— C’est que j’ai vraiment faim, dit Roland, parfaitement sincère. N’importe quoi, même un popkin…

— Un popkin ? répéta la fille en uniforme.

Elle lui lança un drôle de regard et il se retrouva fouillant l’esprit du prisonnier. Sandwich… mot lointain comme un murmure entendu dans une coquille.

— Oui, même un sandwich, dit le Pistolero.

La soldate eut l’air indécis.

— Euh… je dois en avoir au thon…

— Ce sera parfait, répondit Roland, bien qu’il n’eût pas la moindre idée de ce que pouvait être du thon.

— Je vous ai vu tout pâle, dit-elle. Et j’ai pensé que vous aviez peut-être le mal de l’air.

— Seulement faim.

Elle le gratifia d’un sourire professionnel.

— Bon. Je vais voir ce que je peux déchiner.

Déchiner ? se répéta Roland ahuri. Dans son monde, le verbe déchiner signifiait en argot prendre une femme de force. Aucune importance. Il allait avoir à manger, il ignorait encore comment il allait se débrouiller pour ramener cette nourriture au corps qui en avait tant besoin, mais chaque chose en son temps.

Déchiner, pensa-t-il encore une fois, et quelque chose comme une mimique incrédule anima les traits d’Eddie Dean.

Puis le Pistolero se mit de nouveau en retrait.