— Pourquoi me demandes-tu cela ?
Po-yick secoua la tête, et resta muette. Tout à coup il vit une grosse larme couler sur sa joue.
— Mais tu pleures !
Elle se tourna vers lui et jeta ses deux bras autour de son cou. Il sentit ses seins minuscules s’écraser contre sa chemise. Elle ne portait pas de soutien-gorge. Son visage était baigné de larmes. Sans un mot, elle lui embrassa maladroitement les yeux, les joues, tout le visage et finalement la bouche, sans desserrer les lèvres.
Ses deux bras étaient noués derrière sa nuque et elle appuyait ses lèvres contre les siennes avec une telle violence que leurs dents s’entrechoquèrent.
Puis elle s’écarta de quelques millimètres et murmura :
— Aw jung-yce nay.
Puis elle blottit sa tête contre l’épaule de Malko, tout en continuant à le serrer de toutes ses forces. Il était infiniment touché mais se sentait un peu coupable. Le champagne fait dire bien des choses.
— Qu’est-ce que cela veut dire ?
— I love you, fit-elle dans un souffle. En chinois.
— Mais non, corrigea-t-il gentiment, tu ne m’aimes pas vraiment, tu me trouves gentil, c’est tout. Moi aussi je t’aime bien.
Elle se détacha violemment de lui, furieuse.
— Si je vous aime ! Et je voudrais me marier avec vous. Mais je ne pourrai pas parce que vous êtes un capitaliste et que je suis communiste. Et je serai malheureuse toute ma vie…
On aurait dit un mauvais film capitaliste. Malko ne savait plus que dire.
— Je reviendrai à Hong-Kong, dit-il. Si tu m’aimes toujours nous verrons…
Elle le regarda, les yeux pleins d’espoir.
— C’est vrai ?
— C’est vrai.
Mais son visage se renfrogna et de nouveau elle enfouit sa tête sur l’épaule de Malko.
— Vous ne pouvez pas m’aimer puisque je n’ai pas fait l’amour avec vous. Je ne veux pas faire l’amour avec vous…
— Je t’aime beaucoup quand même.
Mais Po-yick s’était accrochée à son idée :
— J’ai une amie qui fait l’amour avec les hommes, dit-elle. Je vais lui demander de le faire avec vous. Comme ça vous penserez à moi et vous m’aimerez…
À quoi pensent les jeunes filles ! Po-yick faisait de l’érotisme sans le savoir. Malko lui caressa les cheveux.
— Je n’ai pas besoin de cela, assura-t-il.
— Mais mon amie est très jolie, affirma Po-yick avec véhémence.
Ce n’est qu’à la troisième coupe de champagne qu’elle abandonna son idée. Ses mains fines caressaient la poitrine de Malko entre deux boutons de sa chemise. Il la sentait troublée, hésitante. Elle l’embrassa encore, moins maladroitement. Pas encore avec sa langue, mais la bouche ouverte. Et son corps se faisait plus lourd, plus abandonné. Volontairement ou non, elle était offerte. Sa main droite fit sauter un des boutons de la chemise et glissa jusqu’à son dos où elle s’accrocha de ses cinq griffes pendant qu’elle prolongeait son baiser. Malko en vit un plein ciel d’étoiles au bord du détournement de mineure.
— La nuit, je rêve de vos yeux dorés, murmura-t-elle. Je n’en ai jamais vu de pareils.
Il s’écarta doucement. La volonté a des limites. Il était loin de son indifférence physique du début, et avait presque honte qu’elle s’aperçoive de son état.
— Veux-tu venir m’aider à acheter des chemises demain, en fin de journée ? proposa Malko pour désamorcer la bombe.
Po-yick mit quelques secondes à redescendre sur terre.
— Demain, je ne peux pas, dit-elle.
Sans transition, elle pouffa de rire. Toujours le champagne.
— Pourquoi ris-tu ?
Elle pouffa de nouveau avant de répondre :
— Demain, je vais me battre contre les impérialistes. J’ai rendez-vous à six heures.
Il sursauta :
— Tu vas encore mettre des bombes ?
— Non, non. Nous allons attaquer les Américains.
Malko eut l’impression que le Hilton venait de trembler sur ses bases. Il regarda Po-yick, croyant avoir mal entendu :
— Qu’est-ce que tu dis ? Espiègle, elle répéta :
— Nous allons attaquer les Américains !
De quoi se frotter les yeux. Si Max l’ordinateur avait entendu cela, il serait tombé en panne.
— Je ne peux rien te dire de plus, c’est un secret, fit-elle. De nouveau, elle lui jeta les bras autour du cou. Mais Malko n’avait plus du tout envie de s’amuser. Ce qu’il avait cherché si loin et si dangereusement était tout près de lui, dans la tête de cette petite fille… Bien qu’il n’arrivât pas à le croire. Ce ne pouvait pas être la même chose. À moins que Po-yick soit mythomane. Mais Po-yick s’était refermée comme une huître. Elle avait pris la main de Malko et l’embrassait par petits coups, très tendrement. Il n’osait pas l’interroger trop directement pour ne pas éveiller ses soupçons.
— Tu ne devrais pas faire des choses dangereuses, gronda-t-il.
Elle secoua la tête.
— Ce n’est pas dangereux. Nous ne sommes pas méchants comme les impérialistes, nous ne jetons pas de napalm…
» Redonnez-moi encore un peu de champagne. Po-yick était très volubile, maintenant, mais n’ouvrait plus la bouche sur ses mystérieux projets. Le cerveau de Malko avait beau tourner à huit mille tours, il ne comprenait pas comment une petite fille de quatorze ans pouvait être au courant du plan ultra-secret pour détruire le Coral-Sea. Et pourtant, elle savait quelque chose.
Un instant, il songea à lui dire la vérité. Sa naïve passion la pousserait-elle à trahir ? Il en doutait, elle était trop fortement endoctrinée…
Soudain, Po-yick regarda sa montre et poussa un petit cri :
— Il faut que je m’en aille. Il se força à sourire :
— Tu as peut-être le temps de me voir avant tes mystérieux projets ? À trois heures. Nous irons au Chinese Emporium.
Elle hésita, puis dit :
— Bon, à trois heures. Mais vous me jurez de ne rien dire. Je n’aurais pas dû vous parler.
— Juré, promit Malko.
C’était une victoire du champagne français, pas de la CIA.
Au moment de sortir, elle lui mit les bras autour du cou et son corps fluet pressé contre le sien, lui donna un baiser que n’aurait pas désavoué Marylin Monrœ… Les Chinois apprennent vite.
— À demain.
La jupe bleu-marine s’envola avec les socquettes blanches. Dès qu’il fut seul, Malko appela Dick Ryan au consulat.
— J’aurai peut-être du nouveau demain, annonça-t-il. Impossible de vous en dire plus maintenant.
— À genoux et priez, fit Ryan. L’amiral me téléphone toutes les cinq minutes. Il précise que si quoi que ce soit arrive à son porte-avion dans cette foutue rade, la dernière chose qu’il fera sur terre sera de détruire Hong-Kong.
— Ainsi soit-il.
Malko raccrocha. Son instinct lui disait que la piste Po-yick était bonne.
Pour célébrer cela, il décida de se verser une ultime coupe de champagne et prit la bouteille de Moët et Chandon dans le seau. Mais le goulot glissant lui échappa, la bouteille rebondit sur le seau, qui se renversa par terre. Son juron était déjà à moitié sorti quand il tomba en arrêt.
Une petite boîte noire était collée sur le fond du seau, invisible lorsqu’il était en position normale. Il se pencha et tira. L’objet, gros comme une boîte d’allumettes, se détacha facilement. Il fallut dix secondes à Malko pour identifier un émetteur radio miniaturisé, couplé avec un micro.
Voilà donc pourquoi l’hôtel était si généreux avec lui. C’était un moyen commode de l’espionner. Qui se méfierait d’un seau de champagne ?
Tout à coup, il pensa à Po-yick avec un serrement de cœur. Elle était en danger de mort. Il fallait coûte que coûte la retrouver et la protéger. Et il ne savait que son prénom !