Soudain, il sursauta : les longs cheveux de Po-yick avaient été coupés au ras du crâne. L’effet était abominable.
— C’est aussi l’autopsie ? demanda Malko. Whitcomb secoua la tête :
— Non, ce sont les petits bénéfices de nos employés municipaux que nous payons très mal, hélas. Les marchands de perruques donnent vingt dollars pour des cheveux longs et dix pour des courts.
Entre-temps, les deux croque-morts avaient étendu Po-yick dans le cercueil, sur le côté. Il était beaucoup trop grand pour elle. Paisible, Whitcomb s’approcha du Chinois et commença à lui parler sur un ton calme, presque badin. Malko commençait à trouver très étrange cette mise en bière. Tout à coup, le Chinois poussa un cri affreux et se débattit.
Aussitôt, les deux gardes tombèrent sur lui à bras raccourcis et à coups de matraque, le poussèrent vers le cercueil, puis le firent basculer dedans. Une seconde, les mains avec les menottes restèrent accrochées au bord du cercueil, jusqu’au moment où un coup de matraque brisa l’index. Yuen Long criait d’une voix aiguë, avec d’horribles soubresauts. Sa tête grimaçante apparut au-dessus du bois, les yeux fous. Vigoureusement, un des croque-morts le rabattit, poussant le visage du Chinois contre l’horrible masque de la morte.
Malko, incapable d’en voir plus, détourna la tête. Il en avait la chair de poule.
Le colonel Whitcomb se gratta la gorge discrètement. Déjà, les deux hommes en blouse blanche vissaient le couvercle du cercueil sans se préoccuper des cris de l’enterré vivant qui faisait trembler le bois de sa prison improvisée.
— Vous allez l’enterrer vivant ? demanda Malko, la voix blanche.
Whitcomb eut un bon sourire :
— Absolument pas. Je le lui ai seulement fait croire. Ces gens sont très primitifs, vous savez, et très superstitieux en ce qui concerne la mort. Cet homme est persuadé que son âme ne trouvera jamais le repos s’il reste ainsi. C’est notre seule chance de le faire parler…
Ses yeux bleus eurent un éclair narquois :
— Vous autres Américains, avez le troisième degré. Ici, nous ne frappons pas beaucoup les prisonniers, d’ailleurs les Jaunes résistent très bien aux souffrances physiques. Si vous saviez l’état des gens que nous récupérons parfois. À Canton, ils les scient en deux, sans rien en sortir.
« Mais cette méthode du cercueil n’est pas facile à appliquer. Si on les laisse trop longtemps, ils deviennent fous ; l’un a même perdu la raison en une heure… une fois. Fâcheux, n’est-ce pas ? Mais si on ne les laisse pas assez longtemps, cela ne fait rien.
Le colonel Whitcomb devait lire Sade en dehors de ses heures de service… Sans commentaire, Malko le suivit hors de la morgue. Des coups sourds sortaient encore du cercueil planté au milieu de la pièce.
— Combien de temps comptez-vous le laisser ? interrogea Malko avant de monter dans l’ascenseur.
— Une dizaine d’heures.
Le téléphone sonna avec insistance dans la chambre de Malko. Celui-ci regarda sa montre : il était trois heures du matin. Le colonel Whitcomb était à l’appareil.
— Le Chinois a parlé, annonça-t-il sans commentaire. Il prétend que ce sont des Chinois travaillant à la Bank of China qui lui ont donné l’ordre de vous surveiller. Il a fouillé votre chambre à plusieurs reprises, avant de mettre le micro-émetteur.
— Mais qui recueillait les émissions ? Le colonel Whitcomb soupira :
— Quelque part, dans l’immeuble de la banque, ils ont une salle d’écoute ultramoderne, l’équivalent de votre consulat. C’est certainement là.
Malko bouillonnait de rage :
— Mais, colonel, coupa-t-il, pourquoi ne faites-vous pas une perquisition dans cette sacrée banque ? C’est là que se trouve le nœud du problème… Vous possédez le témoignage du meurtrier pour les incriminer.
L’Anglais dit du ton avec lequel on morigène un enfant :
— Cher monsieur, si je décidais une telle mesure, dans les dix minutes suivantes quelqu’un de mon service les avertirait. Vous avez vu leurs portes ? Une fois fermées, il faut des canons de char pour en venir à bout. Je ne peux même pas faire poser les hélicoptères sur le toit : ils ont mis des réseaux de barbelés. Je ne parle même pas des complications diplomatiques. C’est le sort de la colonie qui est enjeu… Je ne peux pas toucher à la Bank of China, même s’ils tiraient au bazooka sur le Hilton. C’est tout.
— Sait-on pourquoi il a tué la petite fille ?
— Non. Il en a reçu l’ordre ainsi que cinq mille dollars Hong-Kong, que nous avons retrouvés cachés dans l’office. C’est également eux qui lui ont ordonné de simuler un crime de sadique…
Malko avait envie de raccrocher :
— Autrement dit, laissa-t-il tomber, les gens qui ont fait tuer cette petite fille ne seront jamais inquiétés, et quant au Coral-Sea, il ne reste plus qu’à brûler des cierges en espérant qu’il ne se passera rien…
Le colonel Whitcomb sentit l’amertume de Malko.
— Les choses ne sont pas simples dans ce pays, fit-il. C’est vrai, je suis impuissant. D’ailleurs mes hommes s’épuisent à traquer les poseurs de bombes et n’ont plus le temps de s’occuper des affaires sérieuses.
Malko raccrocha, tout à fait réveillé, puis se leva pour s’accouder à la fenêtre : en face de lui la massive et sombre silhouette de la Bank of China semblait le narguer. Quelque part dans l’énorme bâtisse était le cerveau qui le tenait en échec, aussi inaccessible que s’il s’était trouvé à Pékin.
On avait froidement éliminé tous ceux qui pouvaient entraver leur plan. Il ne comprenait pas pourquoi ils n’avaient pas effectué de nouvelle tentative contre lui. C’eût été facile. Là, était le mystère.
Il se recoucha. Demain serait un autre jour. Si Holy Tong était revenu, il irait se faire acupuncter et tenter de lui tirer les vers du nez. Il était la dernière personne vivante à avoir été mêlée à l’histoire.
Si seulement, il avait su où était le rendez-vous de Po-yick ? De toute façon, l’équipage du Coral-Sea était prévenu qu’il risquait de se produire quelque chose en fin de journée, les hommes étaient consignés à bord.
CHAPITRE XVIII
Holy Tong eut un choc en ouvrant la porte à Mme Yao. Il ne l’avait jamais vue aussi belle. Elle portait une robe fendue de lourde soie mauve qui dissimulait les aspérités osseuses de son corps, un gros chignon extrêmement compliqué adoucissait son visage et ses yeux disparaissaient sous le rimmel.
Il n’avait plus eu de ses nouvelles depuis le coup de téléphone lui intimant de ne plus voir Malko. Sa visite était imprévue, surtout dans cette tenue « capitaliste ». Même le parfum y était.
Vite, il referma la porte, tandis qu’elle s’asseyait sur le divan noir, les jambes croisées très haut.
Ils n’avaient pas échangé une parole. Holy, brusquement excité par cette apparition, vint s’asseoir près de sa maîtresse et osa un geste très précis. Dans ces cas-là, tant que le cérémonial de l’acupuncture n’avait pas été accompli, elle resserrait sèchement les jambes avec une expression glaciale.
Cette fois, elle entrouvrit imperceptiblement les genoux, passa ses bras autour du cou de Tong et força sa langue sèche et chaude dans sa bouche pour un baiser comme elle en accordait rarement.
Les mains d’Holy en tremblaient. Il hésitait entre déshabiller Mme Yao et la prendre tout de suite, sur le divan. Il opta pour la seconde solution, craignant que ses bonnes dispositions ne s’épuisent.
D’elle-même, Mme Yao s’agenouilla sur la moquette devant le divan. Une chose que Holy lui avait demandée cent fois, sans jamais l’obtenir. Il en oublia toute retenue. La belle robe mauve craqua et Holy s’affala sur elle, gémissant et grognant.