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Malgré certains succès durant la guerre froide ou en matière d’aide à des rébellions alliées, les services extérieurs français, souvent jugés incontrôlables et soupçonnés d’incompétence, ont été ballottés par des présidents indifférents, indécis ou méfiants. Baignant dans une culture militaire dominante, ils ont longtemps privilégié l’action violente sur la recherche du renseignement[527]. À défaut de directives précises et de stratégie claire, ils ont surtout navigué à vue, quand ils ne se sont pas fourvoyés dans des échecs patents, des querelles de clochers ou de sombres feuilletons de barbouzeries. Les réformes du renseignement — celle de 1989, inspirée par Michel Rocard, démilitarisant progressivement la DGSE, et celle de 2008, voulue par Nicolas Sarkozy, tentant de mieux coordonner depuis l’Élysée la DGSE avec la nouvelle Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) — ont esquissé un début de professionnalisation et de cohésion du système. Mais la France accuse encore un grave retard en la matière, et les pesanteurs demeurent nombreuses entre les différentes « chapelles » du renseignement français.

Pis, faute de moyens et de vision, la France s’est mise dans la roue des Américains. Or ces derniers développent, surtout depuis les attentats de 2001, une stratégie ultra-sécuritaire qui répond d’abord à leurs intérêts et soulève des questions quant à son efficacité réelle et à son emprise sur la démocratie. Les dispositions du Patriot Act ont restreint les libertés publiques. L’appareil de renseignement américain s’est déployé tous azimuts, sans prouver son efficience en matière de lutte contre le terrorisme. Et il s’est affranchi de nombreuses règles. En 2013, le lanceur d’alerte Edward Snowden en a livré un aperçu avec la publication de documents détaillant la surveillance de masse des communications mondiales opérée notamment par la National Security Agency (NSA), hors de tout contrôle. Les services secrets français sont intimement liés à cette machine américaine, avec des échanges de données organisés et une coopération méconnue. De plus, la montée en puissance du programme d’assassinats ciblés décidé par la Maison-Blanche conduit les États-Unis à mener ce que le journaliste Jeremy Scahill appelle leurs « sales guerres » dans le plus grand secret et sans en référer à quiconque[528]. Résultat : des milliers de morts aux quatre coins du monde, avec des dommages collatéraux majeurs et des menaces toujours résurgentes.

Comme le Royaume-Uni, la France s’est rapprochée, ces dernières années, de ce modèle. Au nom d’une lutte antiterroriste globale, qui amalgame des phénomènes de formes différentes, tous les moyens semblent bons face à des ennemis de plus en plus radicaux — l’application de la loi du Talion comme le déclenchement de raids ciblés. Mais leurs effets à long terme demeurent controversés, puisque la violence d’État nourrit, de manière inévitable, des antagonismes irréversibles.

Pour se distinguer des Américains, les officiels français laissent entendre que les forces armées et les services secrets conservent leur autonomie afin de ne détruire qu’à bon escient des cibles identifiées de visu. Ils ne le feraient que lors d’opérations chirurgicales, et non de frappes aveugles sur des « présumés terroristes ». La dissémination des menaces expliquerait en partie l’impérieuse nécessité, aux yeux de l’Élysée, de ces actions plus offensives, qu’elles soient déclarées ou plus souterraines. On est bien là dans cette étrange « guerre sans fin » contre le terrorisme annoncée dès 2004 par le chercheur Bruno Tertrais[529].

En dépit des qualités et du dévouement des hommes engagés dans ces missions périlleuses, les risques de dérapage sont nombreux, tant les opérations militaires et clandestines comportent d’aléas. La multiplication des interventions peut disperser les compétences, épuiser les équipes, accroître le nombre d’incidents et de victimes. La France s’expose surtout à se laisser entraîner dans des engrenages fatals, ceux de guerres secrètes incontrôlées, d’un enlisement dans des conflits inextricables, d’un terrorisme de plus en plus violent, d’une surenchère dans la vengeance et de dommages collatéraux inavouables.

Ce type d’orientation devrait à tout le moins faire l’objet d’une concertation dans les sphères du pouvoir, voire d’un débat public. Mais ce débat aura-t-il lieu ?

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527

Sur la culture et l’évolution du renseignement français, voir notamment Franck Bulinge, De l’espionnage au renseignement. La France à l’âge de l’information, Vuibert, 2012.

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528

Jeremy Scahill, Dirty Wars. Le nouvel art de la guerre, Lux Éditions, 2014.

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529

Bruno Tertrais, La Guerre sans fin. L’Amérique dans l’engrenage, Seuil, 2004.