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A la fin on en a marre d’attendre. La guenon brandit son ombrelle de maréchale et s’avance témérairement devant les mufles brûlants des chignoles. Napoléon au pont de Lodi ! Ralliez-vous à ma ganache blanche ! On lui emboîte le pas. On lézarde à travers les bagnoles aboyeuses. On croule sous les lazzi et les invectives. Des coups de frein cascadent.

Y a des chocs de pare-chocs. On s’ébroue. Les piétons farouches foncent, tapant sur la colonne. Blouing ! Un coup de poing sur un capot ! Tzoum ! un coup de pied dans un pneu. Faut savoir se battre, les gars. Ça s’organise, une traversée de Croisette en pleine saison. Ça se mérite ! Celui qui ne prend pas ses risques est condamné à tourner en rond autour d’un même bloc de maisons pendant la durée de l’été. Devant nous, une grosse dame américaine prend un coup d’aile dans les miches. Elle vitupère avec l’accent texan, ce qui est en ce monde la pire façon de vitupérer. Derrière, une paire de Japonais photographient en marchant. Faudra qu’un jour où je serai de passage au pays du Soleil-Levant je demande à voir l’album de photos d’un touriste japonouille, ça doit valoir le déplacement, j’ai dans l’idée. Comme bouffeurs de péloche y a pas pire. On se malaxe sur la chaussée en un formidable frotti-frotta international. On se piétine, on s’imbrique, on s’échange la sueur, on se porte, on se déporte, on fonce, on haie, on recule, on proteste, on atermoie, on se baigne dans des vapeurs d’essence et des effluves humains. On s’agglutine. On forme l’essaim, on déforme les seins, on pousse, on éructe, on érecte, on tracte, on se contracte, on détraque. On hue. On sue. On pue ! On devient mou. On est à la fois la pâte, le tube et la main qui le presse. Derrière nous le flot s’est reformé, devant nous il ne s’est pas encore interrompu. Nous constituons une île de chair qui dérive comme une banquise. La vieille à l’ombrelle a sombré. Son avorton avorté pousse des glapissements pour appeler sa pintade. Il la supplie d’être présente, la réclame à l’univers indifférent ! L’exige aux tomobilistes, aux piétons, aux palmiers, au m’sieur l’agent en chemise bleue qui cause du tiercé avec un copain rondouillard sur le bord de la chaussée. Des ménages se défont ainsi dans les traversées de Croisette, en été. Des tumeurs malignes s’y réchauffent, des fausses couches s’y organisent, des vices assoupis s’y réveillent, des graisses y fondent, de ecchymoses y violissent, des petites filles y devinent l’homme et des petits garçons, la pédérastie. C’est une formide émulsion qui gazouille à bloc. Une moche chenille processionnaire qu’arrive mal à processionner. On a des espoirs d’aboutir. Un timoré du volant qu’a des arrière-pen-sées à écraser le monde pédestre, file un timide coup de patin dont profite la horde pour le déconnecter du flot circulatoire. Les autres tomobilistes l’abreuvent de reproche derrière, ils lui disent comme quoi il est peigne-cul à outrance, qu’il fallait « enfoncer » (c’est le mot : enfoncer) et pas se laisser intimider par ces salauds qu’ont qu’à marcher sur les trottoirs au lieu de venir perturber la circulation déjà si épaisse. Car, pour un tomobiliste, la circulation ça n’est pas ce qui marche, mais seulement ce qui roule, et encore : ce qui roule dans le même sens que soi.

Après bien des encombres, on atteint l’autre rivage. Pas exactement l’autre rivage, mais la langue de terre plantée de palmiers et de lauriers-roses servant de refuge. Tout est à recommencer de l’autre côté avant d’accéder au bord de mer. En plus on a la caravane qui radine en sens contraire. Les deux s’embrouillent dans l’oasis, se bousculent, se regardent en chacals de faïence ! Rien de commun entre des piétons se dirigeant de gauche à droite et des piétons allant de droite à gauche, rien hormis les jambes et les angoisses. Ils ne se sentent pas unis le moins du monde par leurs grandes misères de bipèdes. Aller sur le bord de mer et en revenir découle de deux philosophies contraires. A l’instant du croisement, les deux troupeaux sont farouchement, fondamentalement opposés l’un à l’autre.

— C’est beau les vacances, hein ? me lance le Vieux par-dessus une demi-douzaine de têtes plus ou moins basanées.

Son ton sarcastique tisonne l’émeute. Des aigres, des bilieux lui rétorquent à la cantonade qu’il avait qu’à rester chez lui, car tous ces gens : les à-pince et les en-voiture, déposent leur martyre sur l’autel des vacances. Deux soldats ennemis qui s’affrontent sont étroitement, secrètement unis par le formidable lien de la guerre. Ici, ces personnages mobiles, soit par action personnelle, soit par mécanique interposée, sont tous, de façon diverse, les farouches pionniers des vacances.

Nous voici enfin arrachés à l’océan de ferrailles. Le Dabe se plante au bord du trottoir pour regarder derrière lui le chemin parcouru, avec cet air de défi blasé qui est celui des vainqueurs murmurant : « Je ne suis qu’un homme comme les autres, et pourtant je l’ai fait ! »

— Regardez leur têtes, mon petit, murmure-t-il en me harponnant par le bras. Des monstres, tous. Ils sont terribles ! On ne lit que haine, peur et rage sur ces figures. Les jolies femmes sont laides de colère ; les mâles les plus athlétiques misérables comme des gnomes. Les plus belles lèvres en fait ne font que cacher des dents. Regardez, San-Antonio, comme ils ont tous sorti leurs dents.

Ainsi parla le Big Boss dont le crâne bronzé rutilait au soleil, jonglant avec les reflets de la chère Méditerranée.

— Au fait, où allons-nous ? m’enquiers-je.

— A la recherche de mon chauffeur.

— Bozon est ici ?

— Je parle de mon chauffeur privé.

J’ignorais qu’il en eût un. Dites, c’est le gros train de vie pour Pépère, décidément. Voilà un bonhomme qui m’épatera toujours.

Nous dévalons jusqu’à la plage où une humanité dénudée prend son fade avec Phœbus. Consciencieusement alignés en une parfaite ordonnance, ces embrocationnés de chaud confient leur denrée putrescible au soleil pour qu’il lui donne une apparence comestible. Ils rissolent en silence, stoïques. Prométhées ! Le mahomed hilare leur décolle la couenne, leur rôtit les jambons, leur crève les yeux, fout la pagaïe dans leurs flores microbiennes. Eux, magistraux comme des gisants, subissent les coups de lardoire avec ferveur. Y a des bien cuits et des saignants, des à point et des carbonisés. Ils se barbouillent de chaleur, ils s’en oignent l’oigne. Ils pourraient se faire dorer les intérieurs, ils se déballeraient aussi sec la tripaille sur le sable brûlant, se distendraient les meules pour se laisser brunir le trésor.

— Et ça, San-Antonio, ÇA, gémit le Dirlo, ça ne vous porte pas au cœur, dites ? Vous n’éprouvez pas une incœrcible nausée à longer cet alignement de quasi-charognes ?

Mon regard se réfugiant d’instinct sur une superbe blonde, je réponds par une moue.

— Mouais, ronchonne mon supérieur, après tout, il y a peut-être un âge pour ça.

— Mais non, monsieur, regardez ce groupe d’énormes vieillardes bourrées de cellulite et de fanons. Ces ex-femmes viennent là par coquetterie, en espérant que leur peau, une fois brunie, sera plus appétissante. Or, monsieur, la coquetterie, si l’on y songe, est une forme d’altruisme puisqu’elle consiste à se rendre plus engageant aux yeux de ses contemporains.

Il marche de plus en plus vite sur le front des troupeaux couchés.

— Vous savez où se tient votre chauffeur ?

— Oui, là-bas.

Il me désigne le club de volley-ball sur les courts duquel s’agitent des éphèbes en short.

— Il joue au volley ?