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— Je n’en ai pas.

— Vous n’en avez pas. Bien. Et pourquoi?

— Je ne sais pas… On ne m’en donne pas, c’est tout.

— C’est juste, on ne vous en donne pas. Je le sais. Et pourquoi? On m’en a donné, on lui en a donné, on leur en a donné, on en a donné а beaucoup d’autres encore, et а vous on ne veut pas vous en donner.

Perets lui jeta un regard furtif. Du long nez décharné de Domarochinier s’échappaient des reniflements, ses yeux clignaient sans cesse.

— Sans doute parce que je suis étranger, suggéra Perets. C’est certainement la raison.

— Et je ne suis pas le seul а m’intéresser а vous, poursuivit Domarochinier sur un ton confidentiel. S’il n’y avait que moi! Mais il y a aussi des gens importants… Ecoutez, Perets, vous pouvez peut-être vous lever, pour que nous puissions continuer? Vous me donnez le vertige, rien qu’а vous voir.

Perets se leva et sautilla sur un pied pour attacher une sandale.

— Mais éloignez-vous donc de ce bord! cria d’une voix douloureuse Domarochinier en agitant son bloc-notes vers Perets. Vous finirez par me tuer avec vos excentricités!

— C’est fini, fit Perets en tapant du talon. Je ne le ferai plus. On y va?

— Allons-y. Mais je constate que vous n’avez répondu а aucune de mes questions. Vous me chagrinez beaucoup, Perets. Vous êtes vraiment… (Il jeta un regard sur le gros bloc-notes, haussa les épaules et le glissa sous son bras.) C’est étrange. Pas la moindre impression, sans même parler d’information.

— Mais aussi, qu’est-ce qu’il y a а répondre? dit Perets. Je devais simplement être ici pour parler au Directeur.

Domarochinier se figea littéralement sur place, comme englué dans les buissons, et proféra d’une voix altérée:

— C’est donc pour ça que vous êtes…

— Comment, que je suis? Je ne suis rien de…

Domarochinier jeta un regard autour de lui et chuchota:

— Non, non. Taisez-vous. Taisez-vous. Plus un mot. J’ai compris. Vous aviez raison.

— Qu’est-ce que vous avez compris? J’ai raison de quoi?

— Non, non, je n’ai rien compris. Rien de rien. Vous pouvez être tout а fait tranquille. Je n’ai pas compris et je n’ai pas compris. D’ailleurs je n’étais pas lа et je ne vous ai pas vu.

Ils passèrent devant un banc, grimpèrent quelques marches usées, prirent l’allée couverte d’un fin sable rouge et pénétrèrent sur le territoire de l’Administration.

— La pleine clarté ne peut exister qu’а un certain niveau, disait Domarochinier. Et chacun doit savoir а quoi il peut prétendre. J’ai prétendu а la clarté а mon niveau, c’est mon droit, et je l’ai épuisé. Et lа où se terminent les droits commencent les devoirs…

Ils dépassèrent des cottages de dix appartements aux fenêtres garnies de rideaux de tulle, longèrent le garage, traversèrent le terrain de sport, passèrent encore devant les entrepôts, puis devant l’hôtel sur le seuil duquel se tenait le Commandant, d’une pвleur maladive, les yeux exorbités et fixes, une serviette а la main. Ils suivirent une longue palissade derrière laquelle ronflaient des moteurs, pressèrent le pas, car ils n’avaient plus beaucoup de temps, puis se mirent а courir. Il était cependant tard quand ils arrivèrent а la cantine, et toutes les places étaient prises, а l’exception de la petite table de service dans un coin au fond où restaient deux places, la troisième étant occupée par le chauffeur Touzik qui, les voyant en train de piétiner, indécis, sur le pas de la porte, leur fit un signe d’invite en agitant sa fourchette.

Tout le monde buvait du kéfir et Perets en prit aussi. La nappe rêche de la table était maintenant garnie de six bouteilles et quand Perets étendit les jambes pour s’installer au mieux sur la chaise sans siège, il y eut un bruit de verre et une ancienne bouteille de cognac roula dans l’intervalle entre les tables. Le chauffeur Touzik la ramassa prestement et la remit en place sous la table, ce qui produisit un nouveau tintement.

— Faites attention avec vos pieds, dit-il.

— Je ne l’ai pas fait exprès, dit Perets. Je ne savais pas.

— Et moi, je le savais? répliqua Touzik. Il y en a quatre lа-dessous, tвche de pas faire l’idiot.

— Moi, par exemple, je ne bois pas, fit dignement Domarochinier.

— On sait ça, comme vous buvez pas, dit Touzik. A ce compte-lа, nous non plus.

— Mais j’ai le foie malade, commença а s’inquiéter Domarochinier. Voilа un certificat.

Il fit apparaître une feuille de cahier froissée marquée d’un sceau triangulaire et la fourra sous le nez de Perets. C’était effectivement un certificat, couvert d’une écriture illisible de médecin. Perets ne put déchiffrer qu’un mot: «antabus».

— Et il y a aussi ceux de l’année dernière, et ceux de l’avant-dernière, mais ils sont dans le coffre.

Le chauffeur Touzik dédaigna d’examiner le certificat. Il ingurgita un plein verre de kéfir, porta son index replié а son nez, renifla, et, les yeux pleins de larmes, proféra d’une voix raffermie:

— Qu’est-ce qu’il y a encore dans la forêt? Des arbres. (Il s’essuya les yeux du revers de la manche.) Mais ils restent pas sur place: ils sautent. Tu comprends?

— Oui, alors? demanda avidement Perets. Comment font-ils?

— Eh bien! voilа. Il y en a un lа, immobile. Un arbre, quoi. Puis il commence а se tordre, а se nouer, et c’est parti! Un grand bruit, un craquement, tu le vois, tu le vois plus. Un bon de dix mètres. Il m’a bousillé la cabine. Puis il redevient immobile.

— Pourquoi? demanda Perets.

— Parce que ça s’appelle un arbre sauteur, expliqua Touzik en se versant un verre de kéfir.

— Hier on a reçu un lot de nouvelles scies électriques, intervint Domarochinier en se passant la langue sur les lèvres. Un rendement fabuleux. Je dirais même que ce ne sont pas des scies, mais de véritables machines а scier. Nos machines а scier de l’Eradication.

Alentour, tout le monde buvait du kéfir. Dans des verres а facettes, dans des gobelets en fer-blanc, dans des tasses а café, dans des cornets de papier, ou simplement а la bouteille. Tout le monde avait les pieds ramenés sous sa chaise. Et tous pouvaient sans doute exhiber des certificats médicaux attestant qu’ils avaient mal au foie, а l’estomac ou au duodénum. Pour cette année et pour les années précédentes.

— Puis le manager me fait venir et me demande pourquoi ma cabine est déglinguée, poursuivit Touzik en haussant la voix. Tu roulais encore а gauche, charogne, qu’il me dit. Vous, PAN Perets, vous jouez aux échecs avec lui, vous pourriez bien dire quelque chose pour moi, il vous estime, il parle souvent de vous… Perets, qu’il dit, c’est quelqu’un! Je ne donnerai pas de voiture pour Perets, qu’il dit, et n’essayez pas de m’en demander. On ne peut pas laisser partir un tel homme. Vous comprenez, bande d’imbéciles, qu’il dit, sans lui je m’ennuierais а mourir! Vous lui parlerez pour moi, hein?

— B-Bon, fit Perets d’une voix hésitante. J’essaierai.

— Je peux parler au manager, intervint Domarochinier. Il était avec moi а l’armée; j’étais capitaine et lui lieutenant. Il me salue encore en portant la main а la hauteur du couvre-chef.

— Il y a aussi les ondines, dit Touzik, son verre de kéfir а la main. Dans les grands lacs clairs. C’est lа qu’elles sont, tu comprends? Nues.

— C’est votre kéfir, Touz, qui vous donne des visions, plaça Domarochinier.

— Je les ai vues de mes propres yeux, répliqua Touzik en portant le verre а ses lèvres. Mais on ne peut pas boire l’eau de ces lacs.

— Vous ne les avez pas vues, parce qu’elles n’existent pas, dit Domarochinier. Les ondines, c’est de la mystique.