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— Mystique toi-même, dit Touzik en s’essuyant les yeux du revers de la manche.

— Un instant, dit Perets, un instant. Vous dites qu’elles sont lа, étendues… Et puis après? Il est impossible qu’elles ne fassent que rester lа, et puis c’est tout.

Il se peut qu’elles vivent sous l’eau et qu’elles remontent а la surface comme nous sortons d’une pièce enfumée pour nous mettre au balcon par une nuit de lune, et exposer lа, les yeux clos, notre visage а la fraîcheur. C’est peut-être ce qu’elles font. Elles viennent а la surface, et elles restent lа. A se reposer. A échanger des sourires et des paroles indolentes…

— Ne discute pas avec moi, dit Touzik en regardant fixement Domarochinier. Tu es déjа allé dans la forêt? Tu n’y as jamais mis les pieds, et tu en parles.

— Absurde. Qu’est-ce que j’irais faire dans votre forêt? J’ai un laissez-passer pour y aller. Mais vous, Touz, vous n’en avez pas. Montrez-moi votre laissez-passer s’il vous plaît, Touz.

— Je n’ai pas vu moi-même ces ondines, reprit Touzik en s’adressant а Perets. Mais j’y crois tout а fait. Parce que les autres en parlent. Même Candide en parlait. Et Candide savait tout sur la forêt. Il la connaissait comme sa femme. Il reconnaissait tout au toucher. Il est mort lа-bas, dans sa forêt.

— S’il est mort, fit Domarochinier sur un ton significatif.

— Quoi, «si»? Un homme part en hélicoptère, et de trois ans on n’en entend plus parler. Il y a eu l’avis de décès dans les journaux, le repas de funérailles, qu’est-ce qu’il te faut encore? Candide a cassé sa pipe, c’est évident.

— Nous n’en savons pas assez, dit Domarochinier, pour affirmer quoi que ce soit de manière absolument catégorique.

Touzik cracha et alla chercher une autre bouteille de kéfir au comptoir. Domarochinier en profita pour se pencher vers Perets et lui murmurer а l’oreille, le regard fuyant:

— Notez que pour ce qui est de Candide, des ordres secrets ont été donnés… Je me considère en droit de vous en informer parce que vous êtes étranger…

— Quels ordres?

— Le considérer comme vivant, gronda sourdement Domarochinier avant de s’écarter.

Puis il reprit а voix haute:

— Le kéfir est bien, aujourd’hui, il est frais. Le réfectoire s’emplit de bruit. Ceux qui avaient fini leur repas se levèrent avec des bruits de chaises et gagnèrent la sortie. Ils parlaient fort, allumaient leurs cigarettes et jetaient les allumettes par terre. Domarochinier jetait autour de lui des regards mauvais et disait а tous ceux qui passaient а proximité:

«Comme vous le voyez, messieurs, c’est quelque peu étrange, mais nous sommes en train de parler…»

Quand Touzik revint avec sa bouteille, Perets lui dit:

— Est-ce que le manager parlait sérieusement en disant qu’il ne me donnerait pas de voiture? Il voulait plaisanter, sans doute?

— Plaisanter, pourquoi? Il vous aime beaucoup, PAN Perets, sans vous il serait malade d’ennui, et il n’a aucun intérêt а vous faire partir, un point c’est tout… Admettons qu’il vous laisse partir, ça l’avancerait а quoi? Où vous voyez de la plaisanterie lа-dedans?

Perets se mordit la lèvre.

— Comment faire alors pour partir? Je n’ai plus rien а faire ici. Mon visa touche а sa fin. Et d’abord, je veux partir, voilа tout.

— En général, dit Touzik, on vous vire aussi sec au bout de trois réprimandes. On vous donne un autobus spécial, on réveille un chauffeur au milieu de la nuit, vous n’aurez pas le temps de rassembler vos affaires… Comment ça se passe avec les gars d’ici? Première réprimande: le type est rétrogradé. Deuxième réprimande: on l’envoie dans la forêt expier ses péchés. Et а la troisième: au revoir, bonjour chez toi. Si par exemple je veux me faire licencier, je vide une demi-boutanche et je tape sur la gueule а celui-lа. (Il montrait Domarochinier.) On me supprime aussitôt les gratifications, et on me met а la charrette а merde. Alors qu’est-ce que je fais? Je m’enfile une autre demi-bouteille et je lui retape sur la gueule, vu? Lа, je quitte la charrette а merde et je pars а la station biologique pour faire la chasse aux microbes qu’ils ont lа-bas. Mais si je ne veux pas aller а la station biologique, je bois encore une demi-bouteille et je lui tape pour la troisième fois sur la gueule. Lа, c’est terminé. Je suis licencié pour actes de voyoutisme et expulsé dans les vingt-quatre heures.

Domarochinier tendit vers Touzik un doigt menaçant:

— Vous faites de la désinformation, Touz, de la désinformation. D’abord, il doit s’écouler au moins un mois entre chaque acte. Sans quoi, toutes les fautes sont considérées comme un seul et même délit, et le perturbateur est simplement mis en prison, sans que l’Administration elle-même donne suite а l’affaire. Deuxièmement, а la deuxième faute, le coupable est sans retard envoyé dans la forêt sous la surveillance d’un garde, de sorte qu’il n’aura pas la possibilité de s’aviser de commettre une troisième infraction. Ne l’écoutez pas, Perets, il ne comprend rien а ces problèmes.

Touzik avala une gorgée de kéfir, fit une grimace et cacarda:

— C’est vrai. Lа, peut-être qu’effectivement je… Excusez-moi, PAN Perets.

— Mais non, enfin…, fit Perets d’un ton chagrin. De toute façon je ne pourrais jamais taper sur quelqu’un, comme ça, sans raison.

— Mais vous êtes pas obligé de lui taper sur la… sur la gueule, dit Touzik. Vous pouvez lui botter le… les fesses. Ou tout simplement déchirer son costume.

— Non, je ne peux pas, dit Perets.

— Mauvais, ça, dit Touzik. Ça ira mal pour vous, alors, PAN Perets. Alors, voilа ce que nous allons faire. Demain matin, vers sept heures, vous irez au garage, vous vous installerez dans ma voiture et vous attendrez. Je vous emmènerai.

— Vraiment? demanda Perets, joyeux.

— Oui. Demain je dois aller sur le Continent, transporter de la ferraille. Vous viendrez avec moi.

Dans un coin, quelqu’un poussa soudain un cri terrible: «Qu’est-ce que tu as fait? Tu as renversé ma soupe!»

Domarochinier prit la parole:

— L’homme doit être simple et clair. Je ne comprends pas pourquoi vous voulez partir d’ici, Perets. Personne ne veut partir, mais vous, vous voulez.

— C’est toujours comme ça chez moi, dit Perets. Je fais toujours tout а l’envers. Et d’ailleurs, pourquoi l’homme doit-il obligatoirement être simple et clair?

Touzik renifla son index replié et proféra:

— L’homme doit être sobre. Tu crois pas?

— Je ne bois pas, dit Domarochinier. Et ce pour une raison très simple, et connue de tout le monde: j’ai le foie malade. Ce n’est donc pas lа que vous pourrez m’attraper, Touz.

— Ce qui m’étonne dans la forêt, reprit Touzik, c’est les marais. Ils sont brûlants, tu comprends? Je peux pas supporter ça. Je pourrai jamais m’y habituer. C’est comme de la soupe aux choux bouillante, ça fume, ça sent le chou. J’ai même essayé de goûter, mais ça n’a pas de goût, ça manque de sel… Non, la forêt, c’est pas pour l’homme. Elle leur en a fait voir de toutes les couleurs. On n’arrête pas d’amener du matériel, et il disparaît, comme englouti dans les glaces, ils en font venir d’autre, et il disparaît encore…

Une profusion verte et odorante. Profusion de couleur, profusion d’odeurs. Profusion de vie. Et toujours étrangère. Familière, ressemblante, mais fondamentalement étrangère. Le plus difficile est de se faire а cette idée, qu’elle est а la fois étrangère et, familière. Qu’elle est l’émanation de notre monde, la chair de notre chair, mais qu’elle s’est détachée de nous et ne veut pas nous connaître. C’est sans doute ainsi que le pithécanthrope aurait pu penser а nous, ses descendants — avec effroi et amertume…