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— Je voudrais partir, dit Perets. Je n’ai rien а faire ici. Il faut que quelqu’un parte — ou bien moi, ou bien vous tous.

— Revenons aux multiplications, dit Kim. Perets s’assit а sa table, trouva une prise hвtivement installée et brancha la «mercedes».

— Sept cent quatre-vingt-treize cinq cent vingt-deux par deux cent soixante-six zéro onze…

La «mercedes» se mit а cogner et а tressauter. Perets attendit qu’elle soit calmée, et lut en bégayant la réponse.

— Bon. Eteins, dit Kim. Maintenant divise-moi six cent quatre-vingt-dix-huit trois cent douze par dix quinze…

Kim dictait les chiffres, Perets les composait, appuyait sur les touches ce multiplication et de division, additionnait, retranchait, extrayait des racines, et tout se passait comme d’habitude.

— Douze par dix. Multiplication, dit Kim.

— Un zéro zéro sept, dicta mécaniquement Perets.

Puis il se reprit et dit:

— Mais elle ment. Ça devrait faire cent vingt.

— Je sais, je sais, fit impatiemment Kim. Un zéro zéro sept. Maintenant extrais-moi la racine carrée de dix zéro sept…

— Tout de suite, dit Perets.

Le verrou claqua а nouveau derrière la coulisse et le Proconsul apparut, rose, frais et satisfait. Il se lava les mains en fredonnant d’une voix agréable un AVE MARIA, puis proféra:

— C’est tout de même un véritable prodige, cette forêt, messieurs! Et dire que nous parlons d’elle ou écrivons sur elle d’une manière aussi criminellement insuffisante! Et pourtant elle mérite qu’on écrive sur elle. Elle ennoblit, elle éveille les sentiments les plus élevés. Elle contribue au progrès. Elle est elle-même comme le symbole du progrès. Et nous ne parvenons pas а empêcher la diffusion de fables, d’anecdotes, de rumeurs non qualifiées. En fait, il n’y a pas de propagande de la forêt. Tout ce qui se pense et qui se dit sur la forêt!

— Sept cent quatre-vingts multiplié par quatre cent trente-deux, dit Kim.

Le Proconsul haussa la voix. Celle-ci était forte et bien posée: on n’entendit plus la «mercedes».

— «Les arbres cachent la forêt»… «Etre perdu dans la forêt»… «Les brigands de la forêt»… Voilа ce que nous devons combattre! Voilа ce que nous devons extirper! Vous, par exemple, monsieur Perets, pourquoi ne luttez-vous pas? Vous pourriez faire au club un exposé circonstancié et judicieux sur la forêt, et vous ne le faites pas. Il y a longtemps que je vous observe, que j’attends, mais en vain. Qu’y a-t-il?

— C’est que je n’ai jamais été lа-bas, dit Perets.

— Pas grave. Moi non plus, je n’y suis jamais allé, mais j’ai fait une conférence et а en juger par les échos que j’ai reçus, c’était une conférence très utile. La question n’est pas de savoir si on a ou non été dans la forêt, la question est de dépouiller les faits de leur gangue de mysticisme et de superstition, de mettre а nu la substance en arrachant les oripeaux dont elle a été affublée par les esprits mesquins et militaristes…

— Deux fois huit divisé par quarante-neuf moins sept fois sept, dit Kim.

La «mercedes» se mit а l’oeuvre. Le Proconsul haussa а nouveau la voix.

— Je l’ai fait en tant que philosophe de formation, vous pourriez le faire en tant que linguiste… Je vous donnerai les thèses et vous les développerez а la lumière des dernières acquisitions de la linguistique… Au fait, quel est votre sujet de thèse?

— C’est «Les particularités du style et de la rythmique de la prose féminine de la basse époque Heian, sur la base du " Makura-no sôshi".» Je crains que…

— Sen-sa-tion-nel! C’est précisément ce qu’il nous faut. Vous soulignerez qu’il n’y a pas de marais et de fondrières, mais de merveilleuses boues curatives. Pas d’arbres sauteurs, mais le produit d’une science hautement évoluée. Pas d’indigènes, pas de sauvages, mais une antique civilisation d’hommes fiers, libres, aux idéaux élevés, des hommes modestes et forts. Et pas d’ondines! Pas de brumes lilas, pas d’allusions brumeuses — pardonnez-moi ce calembour malheureux… Ce sera sensationnel, MEIN HERR Perets, fabuleux. Et c’est très bien que vous connaissiez la forêt, que vous puissiez faire part de vos impressions personnelles. Ma conférence étant bonne aussi, mais, j’en ai peur, quelque peu fastidieuse. Comme matériau de base, j’ai utilisé les protocoles des réunions. Mais vous, en tant qu’explorateur de la forêt…

— Je ne suis pas explorateur de la forêt, tenta de plaider Perets. On ne me laisse pas y aller. Je ne connais pas la forêt.

Le Proconsul hocha distraitement la tête et nota rapidement quelque chose sur sa manchette.

— Oui. Oui, oui. C’est malheureusement l’amère vérité. Malheureusement, cela se trouve encore chez nous — formalisme, bureaucratisme, approche euristique de la personnalité… Vous pouvez aussi parler de cela entre autres. Vous pouvez, vous pouvez, tout le monde en parle. Moi j’essaierai de régler votre intervention avec la direction. Je suis terriblement content, Perets, que vous preniez enfin part а notre travail. Il y a longtemps que je vous suis de très près… Voilа, je vous ai inscrit pour la semaine prochaine.

Perets arrêta la «mercedes».

— Je ne serai pas lа la semaine prochaine. Mon visa vient а expiration, et je pars. Demain.

— Nous arrangerons ça d’une manière ou d’une autre. J’irai voir le Directeur, il est lui-même membre du club, il comprendra. Considérez que vous avez une semaine de plus.

— Il ne faut pas, dit Perets. i1 ne faut pas! Le Proconsul le regarda droit dans les yeux:

— Il faut! Vous le savez très bien, Perets, il faut! Au revoir. Il porta deux doigts а la hauteur de sa tempe et s’éloigna en agitant sa serviette.

— Une véritable toile d’araignée, dit Perets. Que suis-je pour eux? Une mouche? Le manager ne voulait pas que je m’en aille. Alevtina ne veut pas, et maintenant celui-lа…

— Moi non plus je ne veux pas que tu partes, dit Kim.

— Mais je ne peux plus rester ici!

— Sept cent quatre-vingt-dix-sept multiplié par quatre cent trente-deux…

«De toute façon je partirai, se disait Perets en appuyant sur les touches. Vous ne le voulez pas, mais je partirai. Je ne jouerai pas au ping-pong avec vous, je ne jouerai pas aux échecs avec vous, je ne veux pas dormir et prendre du thé et de la confiture avec vous, je ne veux plus chanter de chansons pour vous, compter sur la «mercedes» pour vous, débrouiller vos discussions et maintenant faire des conférences que de toute façon vous ne comprendrez pas. Et je ne veux pas penser pour vous, faites-le vous-mêmes, moi je m’en vais. Je pars, je pars. De toute façon, vous ne comprendrez jamais que penser ce n’est pas une distraction mais une nécessité…»

Au-dehors, derrière le mur en construction, on entendait les cognements sourds d’un mouton, le bruit des marteaux pneumatiques, le fracas des briques qui se déversaient. Sur le mur étaient assis côte а côte quatre ouvriers en casquette, torse nu, qui fumaient. Puis ce fut sous la fenêtre même le vrombissement et la pétarade d’un moteur de moto.

— Quelqu’un qui vient de la forêt, commenta Kim. Dépêche-toi de me multiplier soixante par soixante.

La porte s’ouvrit violemment et un homme fit irruption dans la pièce. Il portait une combinaison dont le capuchon déboutonné ballottait sur sa poitrine par-dessus le cordon de l’émetteur. Des bottes jusqu’а la ceinture, la combinaison était couverte d’aiguilles de jeunes pousses d’un rose pвle et autour de la jambe droite s’enroulait le fouet orange d’une liane d’une longueur démesurée qui traînait par terre. La liane continuait а se tortiller, et Perets eut l’impression d’être en présence d’un tentacule projeté par la forêt elle-même, qui, bientôt se tendrait et qui entraînerait l’homme sur le chemin inverse, а travers les couloirs de l’Administration, en bas de l’escalier, lui ferait longer le mur, le réfectoire, les ateliers, l’attirerait encore plus bas, dans la rue poussiéreuse, а travers le parc, ses statues et ses pavillons, vers le début de la corniche, vers les portes, mais il passerait а côté des portes et serait entraîné plus bas, vers l’а-pic…