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Des flocons de lumière blancs et brillants se levèrent а l’horizon, s’étendirent et tout d’un coup, а droite sous la falaise, sons le rocher en surplomb, des faisceaux de projecteurs se déchaînèrent pour fouiller le ciel, pour se perdre dans les couches de brouillard. Les flocons lu lumineux а l’horizon s’étirèrent, se gonflèrent, devinrent des nuages blanchвtres et s’éteignirent. Quelques instants plus tard, les projecteurs s’éteignirent aussi.

— Ils ont peur, dit Perets. Moi aussi, j’ai peur. Pas seulement peur de toi, mais aussi peur pour toi. Tu ne les connais pas encore. D’ailleurs, je les connais aussi très mal. Je sais seulement qu’ils sont capables de tous les excès, du plus extrême dans l’aveuglement comme dans la sagesse, dans la férocité comme dans la pitié, dans le déchaînement comme dans la retenue. II ne leur manque qu’une chose: la compréhension. Ils ont toujours remplacé la compréhension par des succédanés — foi, athéisme, indifférence, mépris. Ce qui est toujours apparu être le plus simple. Plus simple de croire que de comprendre. Plus simple d’être désabusé que de comprendre. Entre autres choses, je m’en vais demain, mais cela ne veut encore rien dire. Ici je ne peux pas t’aider, tout est trop résistant, trop en place. Ici je suis trop visiblement déplacé, étranger. Mais je trouverai le point d’application des forces, ne t’inquiète pas. C’est vrai, ils peuvent te souiller irréversiblement, mais cela aussi prend du temps, et beaucoup: il leur faut trouver le moyen le plus efficace, le plus économique, et sur tout le plus simple. Nous nous battrons encore, s’il y a de quoi se battre… Au revoir.

Perets se leva et s’avança tout droit а travers les buissons, dans le parc, dans l’allée. Il tenta de retrouver sa valise mais ne la retrouva pas. Il revint alors dans la grand-rue, vide et éclairée par la seule lune. Il était plus d’une heure du matin quand il s’arrêta devant la porte obligeamment ouverte de la bibliothèque de l’Administration. Les fenêtres étaient tendues de stores lourds, mais l’intérieur était brillamment éclaire, comme une salle de bal. Le parquet se craquelait et grinçait désespérément, et autour étaient les livres. Les rayonnages ployaient sous les livres, les livres étaient entassés sur les tables et dans les coins, et а part Perets et les livres il n’y avait pas dans la bibliothèque вme qui vive.

Perets se laissa tomber dans un grand vieux fauteuil, étendit les jambes, se renversa en arrière et posa tranquillement ses bras sur les accoudoirs.

Alors, qu’est-ce que vous faites lа? dit-il aux livres. Fainéants! C’est pour ça qu’on vous a écrits? Parlez-moi, racontez-moi les semailles. Combien a-t-on semé? Combien de sage, de bon, d’éternel? Et quelles sont les prévisions pour la récolte? Et surtout, quelles pousses lèveront? Vous vous taisez… Toi, lа, comment déjа… Oui, oui, toi en deux tomes. Combien d’hommes t’ont lu? Et combien t’ont compris? Je t’aime beaucoup, ancêtre, tu es un bon et honnête camarade. Tu n’as jamais crié, tu ne t’es jamais vanté, jamais frappé la poitrine. Bon et honnête. Et ceux qui te lisent deviennent aussi bons et honnêtes. Ne serait-ce que pour un temps. Même malgré eux. Mais tu sais, il y en a qui pensent que pour avancer, la bonté et l’honnêteté ne sont pas tellement nécessaires. Que pour ça il faut des jambes. Et des souliers. Même des pieds sales et des souliers non cirés. Le progrès peut être complètement indifférent aux notions de bonté et de droiture, comme il l’a fait jusqu’а maintenant. L’Administration, par exemple, n’a pas besoin, pour fonctionner correctement, de bonté ou d’honnêteté. C’est agréable, souhaitable, mais absolument pas nécessaire. Comme le latin pour un nageur. Les biceps pour un comptable. Comme le respect de la femme pour Domarochinier… Mais tout dépend de ce que l’on appelle progrès. On peut l’envisager sous l’angle des «Oui mais» bien connus: alcoolique, soit, oui mais quel spécialiste! Débauché, oui mais quel propagandiste! Voleur, disons profiteur, oui mais quel administrateur! Meurtrier, oui mais quelle discipline et quelle abnégation… Mais on peut aussi concevoir le progrès comme transformation de tous dans le sens de la bonté et de l’honnêteté. Et alors nous verrons peut-être un temps où l’on dira: c’est un spécialiste, bien sûr, il s’y connaît, mais c’est un sale type, il faut le chasser… Ecoutez, livres, savez-vous que vous êtes plus nombreux que les humains? Si tous les hommes disparaissaient, vous pourriez peupler la terre et vous seriez alors comme les hommes. Il y en a parmi vous de bons et honnêtes, des sages, des savants, mais aussi des cervelles d’oiseau, des sceptiques, des schizophrènes, des meurtriers, des suborneurs, des enfants, des prédicateurs moroses, des imbéciles contents d’eux-mêmes, et des braillards enroués aux yeux injectés. Et vous ne sauriez pas pourquoi vous êtes lа. Au fait, а quoi servez-vous? Vous êtes nombreux а offrir la connaissance, mais а quoi sert la connaissance dans la forêt? La connaissance n’a rien а voir avec la forêt. C’est comme si on prenait soin d’inculquer а un futur bвtisseur de cités radieuses l’art des fortifications: quels que soient ses efforts par la suite pour construire un stade ou une maison de repos, il n’arriverait jamais а construire qu’une redoute maussade bardée de flèches, d’escarpes et de contrescarpes. Ce que vous avez donné aux gens qui sont allés dans la forêt, ce n’est pas la connaissance, mais des préjugés… Il y en a d’autres parmi vous qui inspirent le scepticisme et le découragement. Et ceci non pas en raison de leur noirceur ou de leur cruauté, ni parce qu’ils proposent l’abandon de toute espérance, mais parce qu’ils mentent. Il y a des mensonges radieux, pleins de sifflotements allègres et de chansons entraînantes, des mensonges geignards qui tentent en gémissant de se justifier. Ma s ce sont toujours des mensonges. Etrangement, ce n’est jamais ces livres que l’on brûle, que l’on retire des bibliothèques. Jamais encore dans toute l’histoire de l’humanité le mensonge n’a été jeté au feu. Ou alors par accident, parce qu’on n’avait pas compris ou qu’on avait cru. Dans la forêt aussi ils sont inutiles. Ils ne sont utiles nulle part. C’est sans doute précisément pour cela qu’il y en a tant… enfin pas pour cela mais parce qu’on les aime… Les ténèbres des vérités amères sont plus chères а notre coeur… Quoi? Qui est-ce qui parle ici? Ah, c’est moi… Donc je disais qu’il y a aussi des livres… quoi?

— Silence, il n’a qu’а dormir…

— Il aurait bu un coup, au lieu de dormir…

— Mais arrête ton chahut… Ah, mais c’est Perets.

— Et après? Occupe-toi plutôt de toi…

— Personne pour s’occuper de lui, le pauvre…

— Je ne suis pas un pauvre, marmonna Perets.

Et il se réveilla.

En face de lui, un escabeau de bibliothèque était placé devant les rayonnages. Alevtina, du laboratoire de photo, se trouvait sur la plus haute marche. Touzik, le chauffeur, maintenait l’échelle de ses bras tatoués et regardait vers le haut.

— Il est toujours comme ça un peu perdu, disait Alevtina en considérant Perets. Et il n’a pas dîné, évidemment. Il faudrait le réveiller, qu’il boive au moins un peu de vodka… Je me demande ce que des gens comme lui peuvent rêver?

— Moi, ce que je vois, je le rêve pas, fit Touzik, les yeux levés.