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— Tu vois quelque chose de nouveau? Que tu n’avais jamais vu avant? demanda Alevtina.

— Non, dit Touzik. On peut pas dire que ce soit particulièrement neuf, mais c’est comme au cinéma: on peut le voir vingt fois, et c’est toujours avec plaisir.

Sur la troisième marche de l’escabeau se trouvait un énorme CHTROUTSEL coupé en tranches, sur la quatrième des concombres et des oranges pelées, et sur la cinquième une bouteille а moitié vide flanquée d’un pot а crayons en matière plastique.

— Regarde tant que tu veux, mais tiens bien l’échelle, fit Alevtina, qui se mit en devoir d’extraire des rayons supérieurs d’épaisses revues et des dossiers aux couvertures défraîchies. Elle souffla pour enlever la poussière, fit une grimace, tourna quelques pages, mit а part quelques chemises et remit les autres а leur place. Le chauffeur Touzik renifla bruyamment.

— Il te faut aussi ceux de l’avant-dernière année? demanda Alevtina.

— Il me faut une chose, fit Touzik, énigmatique. Je vais réveiller Perets, maintenant.

— Ne t’en va pas de l’échelle, dit Alevtina.

— Je ne dors pas, intervint Perets. Il y a longtemps que je vous regarde.

— De lа-bas on ne voit rien, dit Touzik. Venez ici, PAN Perets: ici il y a tout: des femmes, du vin et des fruits…

Perets se leva en boitillant sur sa jambe ankylosée, s’approcha de l’escabeau et se versa а boire.

— Qu’est-ce que vous avez rêvé, Pertchik? demanda Alevtina du haut de l’échelle.

Perets leva machinalement la tête, et baissa aussitôt les yeux.

— Ce que j’ai rêvé? Des bêtises… Je parlais avec les livres.

Il avala le contenu du gobelet et prit un quartier d’orange.

— Tenez ça une seconds, PAN Perets, dit Touzik. J’ai soif moi aussi.

— Alors tu veux ceux de l’avant-dernière année? demanda Alevtina.

— Evidemment! (Touzik versa le liquide dans le gobelet et choisit un concombre.) L’avant-dernière, et l’avant-avant-dernière. J’en ai toujours besoin. Ça a toujours été comme ça, et je ne peux pas vivre sans ça. Et personne ne peut vivre sans ça. Il y en a qui ont besoin de plus, d’autres de moins… Je le dis toujours: vous pouvez toujours me faire la leçon, je suis comme ça. (Touzik but avec une satisfaction manifeste et mordit dans le concombre craquant.) Et on peut pas vivre comme je vis ici. J’en supporterai encore un peu, puis je prendrai la voiture et j’irai me chercher une ondine dans la forêt…

Perets tenait l’échelle et s’efforçait de penser au lendemain, mais Touzik, assis sur la première marche de l’escabeau, avait entrepris de raconter comment, dans sa jeunesse, lui et des amis avaient surpris un couple en banlieue, avaient rossé et chassé le galant, et avaient ensuite essayé de se servir de la femme. Il faisait froid, humide, et а cause de leur extrême jeunesse а tous, personne n’était arrivé а rien. La femme pleurait, avait peur, et l’un après l’autre les amis de Touzik avaient abandonné, et seul lui, Touzik, avait continué а s’accrocher а la femme dans l’arrière-cour bourbeuse, l’empoignant, jurant, croyant toujours que ça allait y être, mais sans résultat, jusqu’au moment où il l’avait emmenée chez elle, dans sa propre maison, l’avait serrée contre la rampe de fer de l’escalier sombre et avait enfin eu ce qu’il voulait. Racontée par Touzik, l’histoire était follement passionnante et drôle.

— C’est pour ça que les petites ondines ne risquent pas de m’échapper, dit Touzik. Je laisse jamais tomber, et c’est pas lа que je vais commencer. Chez moi, pas de fraude sur la marchandise: le dedans vaut le dehors.

Il avait un beau visage hвlé, d’épais sourcils, le regard vif et une dentition remarquable. Il ressemblait énormément а un Italien. Mais il sentait des pieds.

— Mais qu’est-ce qu’ils fabriquent, qu’est-ce qu’ils fabriquent, disait Alevtina. Tous les dossiers sont mélangés. Tiens, prends toujours ceux-lа en attendant.

Elle se pencha et fit passer а Touzik une pile de dossiers et de revues. Celui-ci prit le tas, lut mentalement quelques pages en remuant les lèvres, compta les dossiers et dit:

— Il m’en faut encore deux.

Perets tenait toujours l’échelle, le regard fixé sur ses poings serrés. Demain а cette heure je ne serai plus lа, se disait-il. Je serai assis dans la cabine а côté de Touzik, il fera chaud, le métal commencera а peine а refroidir. Touzik allumera les phares, s’installera confortablement, le coude gauche appuyé contre la portière et commencera а parler de la politique mondiale. Je ne le laisserai plus parler de rien d’autre II pourra s’arrêter а chaque buvette, prendre en route qui il voudra, il pourra même faire un détour pour ramener а quelqu’un une batteuse de l’atelier de réparations. Mais je ne le laisserai parler que de politique mondiale. Ou bien je l’interrogerai sur les différents types d’automobiles. Sur les taux de consommation en carburant, sur les pannes, sur les meurtres d’inspecteurs véreux. Il raconte bien, et on ne sait jamais s’il ment ou s’il dit la vérité…

Touzik avala une nouvelle rasade de liquide, clappa les lèvres, jeta un regard sur les jambes d’Alevtina et entreprit de poursuivre son récit en le ponctuant de trépignements, de gestes expressifs et d’éclats de rire joyeux. S’attachant scrupuleusement а la chronologie, il raconta l’histoire de sa vie sexuelle d’année en année, mois après mois. La cuisinière du camp de concentration où il avait été enfermé pour avoir volé du papier au temps de la pénurie (la cuisinière répétait toujours: «Fais attention, Touzik, ne me joue pas de tour!..»), la fille d’un détenu politique dans ce même camp (elle ne se souciait pas de savoir avec qui elle allait, elle était persuadée que de toute façon elle finirait au crématoire), la femme d’un marin dans une ville portuaire, qui tentait ainsi de se venger des trahisons incessantes de son taureau de mari. Il y avait aussi une riche veuve que Touzik avait fini par fuir une nuit, en caleçon, parce qu’elle voulait mettre le grappin sur le pauvre Touzik et lui faire faire le trafic de narcotiques et de préparations médicales douteuses. Et les femmes qu’il transportait quand il était chauffeur de taxi: elles le payaient avec l’argent du client, puis, а la fin de la nuit, en nature. («… Alors je lui dis: mais enfin, et а moi, qui va y penser? Toi tu en as déjа eu quatre, et moi pas une…») Puis sa femme, une fillette d’une quinzaine d’années, qu’il avait épousée par autorisation spéciale des autorités: elle lui avait donné des jumeaux et avait fini par le quitter quand il avait essayé de la prêter а des amis en échange de leurs maîtresses. Des femmes… des filles… des harpies… des salopes… des traînées…

— C’est pour ça que je suis pas du tout un dépravé, conclut-il. Je suis simplement un homme qui a du tempérament, et pas une espèce de débile impuissant.

Il finit son alcool, ramassa les dossiers et partit sans prendre congé en sifflotant et en faisant grincer le parquet, curieusement voûté, soudain semblable а une araignée ou а un homme des cavernes. Perets, accablé, le suivait encore des yeux quand Alevtina lui dit:

— Donnez-moi la main, Pertchik.

Elle s’assit sur la dernière marche, posa les mains sur ses épaules et se laissa tomber avec un petit cri. Il l’attrapa sous les aisselles et la posa а terre, et ils demeurèrent un instant tout proches l’un de l’autre, visage contre visage. Elle avait gardé les mains posées sur ses épaules, et il la tenait toujours sous les aisselles.

— On m’a chassé de l’hôtel, dit-il.

— Je sais, dit-elle. Allons chez moi, si vous voulez?

Elle était bonne et tiède, et elle affrontait tranquillement son regard, mais sans aucune assurance particulière. En la regardant, on pouvait se représenter bien des images de bonté, de chaleur, de douceur, et Perets passa avidement en revue toutes ces images les unes après les autres, essaya de se voir tout contre elle, mais comprit tout d’un coup qu’il ne pouvait pas: а sa place il voyait Touzik, un Touzik beau, arrogant, aux gestes sûrs, et qui sentait des pieds.

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