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Tanya hocha la tête et ses yeux chargés de colère croisèrent ceux de Geary. « Que comptez-vous faire ?

— Ce que je crois juste, répondit-il en tendant la main vers ses touches de com. Mortier, Serpentine, ici l’amiral Geary. J’argue de mon grade et de l’urgence de la situation actuelle dans le système de Varandal pour vous adresser directement mes ordres. Accélérez à 0,2 c et empruntez un vecteur menant à la station d’Ambaru. Exécution immédiate. Je répète, ceci est un ordre que je donne personnellement en raison d’une menace imminente qui requiert des mesures d’urgence. Accusez réception et exécutez-vous sans plus tarder. Geary, terminé. »

Il y avait de bonnes chances pour qu’il eût directement et ouvertement outrepassé les ordres donnés par un de ses pairs. Ce n’était pas seulement de mauvais aloi, ça mettait à mal la discipline et toute la chaîne de commandement. « Ça risque de tout chambouler, marmonna-t-il.

— Amiral », l’interpella Desjani en se rapprochant assez pour s’assurer que tous deux se trouvaient dans le champ d’intimité interdisant aux autres occupants de la passerelle de surprendre leur conversation. Elle ne s’y résolvait que lorsque c’était absolument nécessaire. Dans la mesure où ils s’étaient mariés durant le bref laps de temps où tous deux avaient le grade de capitaine, ils s’en étaient toujours tenus à un comportement strictement professionnel à bord de l’Indomptable et de tout autre bâtiment militaire, en évitant tout geste et tout contact qui auraient pu trahir leur relation intime ou des rapports autres que ceux de capitaine à amiral.

« Ce n’est pas nous qui avons initié ce foutoir, poursuivit-elle. Vous avez toujours informé vos supérieurs de vos actes, vous avez obéi aux ordres, et je sais mieux que personne que vous vous êtes constamment demandé si vous preniez la bonne ou la mauvaise décision. Ceux à qui nous avons affaire ont menti à un tas de gens et gardé le secret sur leurs agissements afin que nul ne puisse mettre en doute leur discernement. Ils nous ont menti, ils ont menti à la population de l’Alliance et il y a de bonnes chances pour qu’ils aient aussi menti à de nombreux responsables du gouvernement. »

Geary lui décocha un regard surpris. « Vous croyez que certains sénateurs ignorent ce qui se passe ?

— Oui. Je sais, ça peut sans doute paraître étonnant venant de moi. Il y a seulement un an, j’aurais sans doute eu la certitude qu’ils étaient tous pourris et qu’ils complotaient contre la flotte. » Elle fit la grimace. « Mais, en parlant avec vous et en ayant eu l’occasion d’en côtoyer quelques-uns, je me suis rendu compte que ça revenait peu ou prou à évaluer tactique et stratégie dans une situation donnée. Il faut en savoir autant que possible sur la personne qu’on affronte et ne pas se reposer sur des préjugés ni des stéréotypes. Vous m’avez dit que vous croyiez Navarro réglo et j’ai assez vu le sénateur Sakaï en action pour me faire ma religion sur lui.

— Et la sénatrice Unruh, ajouta Geary en se rappelant à quel point elle l’avait impressionné. Mais il y en a d’autres. Comme Wilkes, qui m’a fait l’effet d’un parfait opportuniste. Je crois la sénatrice Costa sincère dans ses conceptions, mais je la crois aussi prête à laisser les autres se sacrifier pour les réaliser. Je reconnais n’avoir pas tout à fait mesuré l’implication de la sénatrice Suva dans cette affaire, ni la raison pour laquelle elle y aurait trempé.

— La trouille, affirma Desjani, dont le ton laissait clairement transparaître l’opinion qu’elle se faisait des gens dont les décisions sont dictées par la peur. Elle a la frousse des gens qui, comme vous et moi, n’entrent pas dans le moule et ne correspondent pas à l’idée qu’elle se fait de la manière dont l’univers devrait fonctionner. Elle a peur d’un monde qui ne tourne pas comme il le devrait à son sens. Les gens effrayés commettent les pires sottises. Mais, en vérité, je la préfère à Costa, qui tente de se faire passer pour la plus grande amie de la flotte mais cherche uniquement à lui faire servir ses propres intérêts, quel que soit le prix à payer par les hommes et les femmes qu’elle prétend soutenir de tout son cœur. »

Geary se renversa dans son siège, quittant brièvement son écran des yeux. « Victoria Rione m’a dit plus d’une fois que le gouvernement ressemblait à un géant maladroit, doté d’une main énorme et de nombreux petits cerveaux qui s’efforcent tous d’obtenir de cette main qu’elle leur obéisse. S’ils sont assez nombreux à tomber d’accord, la main peut effectivement obtempérer, pour le meilleur ou pour le pire, mais, s’ils cherchent tous à se tirer dans les pattes les uns des autres, elle bat l’air. »

Tanya supportait mal qu’il ramenât Rione sur le tapis.

« Cette femme a trempé dans assez d’affaires de ce genre pour tout en savoir ! Amiral, j’ai l’impression qu’en l’occurrence ces cerveaux ont réussi à obtenir de la main qu’elle fasse certains gestes sans qu’un tas d’autres en soient informés. Suva croyait sans doute que les vaisseaux obscurs allaient lui apporter la sécurité, tandis que Costa, elle, avait sûrement envie d’un nouveau joujou dangereux, qui obéirait aux ordres sans poser de questions. »

Geary la fixa. « Cette attaque d’Indras… qui devrait provoquer des représailles de la part des Syndics… Nous en avons parlé, mais nous n’avons pas réussi à comprendre pourquoi quelqu’un donnerait un ordre aussi stupide. »

Desjani inspira profondément puis chercha ses yeux. « Au vu de la situation actuelle et de ce qu’on a sans doute infligé à nos systèmes de com, il me semble que le problème vient de notre présomption initiale, selon laquelle tout le monde devrait comprendre à quel point c’est stupide.

— C’est la riposte appropriée en temps de guerre, dit Geary.

— Eh bien ? Les gens d’aujourd’hui ne connaissent que la guerre. Ils ne savent pas ce qu’est la paix. Nombreux sont ceux qui ignorent par quel bout la prendre, alors ils réagissent comme si la guerre durait encore. Une guerre qui reste leur excuse et la justification de leurs entreprises, une guerre qui maintient le monde dans l’état où ils le connaissent depuis un siècle. » Desjani détourna le regard puis le reporta sur lui. « Même les gens de la flotte. Roberto Duellos est confronté à une rude décision qui n’aurait pas lieu d’être si la guerre n’avait pas pris fin. Il ne sait pas quoi faire. Il n’est pas le seul. »

Geary secoua la tête. « Non. C’est absurde…

— Pour vous, le coupa Desjani avec véhémence. À vos yeux, la guerre reste une aberration, une déviance dans la marche du monde. Aux nôtres, c’est ce qui a toujours été. Vous, le héros de légende, vous avez bousculé toutes nos certitudes et vous les avez remplacées par l’incertitude.

— Tanya, l’Alliance était à deux doigts de s’effondrer sous le poids du coût de la guerre. Les Mondes syndiqués l’ont fait dans de nombreux secteurs… » Il s’interrompit comme si un souvenir lui revenait.

Tanya le fixa en hochant fermement la tête. « Et les dirigeants syndics ont cherché à provoquer l’Alliance pour qu’elle reprenne les hostilités parce que la guerre était aussi une excuse pour eux. Leur gouvernement tient à ce que tout le monde dans leur espace voie en nous une menace et en lui un protecteur. Les gens de l’Alliance qui ont ordonné l’agression d’lndras ont peut-être procuré ce qu’ils voulaient aux dirigeants du Syndicat, et ils aspiraient peut-être à la même chose qu’eux : un ennemi actif qui entérinerait leurs projets. »

Geary fixa le lointain. Il luttait contre le désir impulsif de rejeter ces dernières paroles. « Vous avez raison. Je suis incapable de me placer dans le même état mental et émotionnel que vos contemporains. Je me vois mal souhaiter la perpétuation d’une guerre parce qu’il me semblerait que c’est ainsi que le monde devrait tourner. Mais j’ai bien remarqué la perturbation que semait la paix, les gens qui comme Duellos se sentaient à la dérive, et Duellos peut s’estimer heureux, parce que son train de vie n’a pas été réduit et que lui-même ne s’est pas retrouvé largué dans un système stellaire à l’économie vacillante à cause du coût de la guerre, ni soumis aux brusques coupes franches des dépenses de l’Alliance à mesure qu’on sabrait dans celles de la Défense. Mais j’ai aussi du mal à m’imaginer qu’on puisse chercher à provoquer une guerre dans le cadre d’un plan cynique…

— Non, le coupa encore Desjani en secouant la tête, avec lassitude cette fois. Vous n’y êtes toujours pas. Ce n’est pas du cynisme. Ils se sont persuadés qu’ils font ce qu’il faut. Vous et moi avons rencontré à Midway ces anciens dirigeants syndics… Des gens qui ont servi toute leur vie les despotes du Syndicat et un horrible régime dictatorial. Seuls quelques-uns m’ont paru foncièrement malfaisants, capables de tout pour acquérir richesse et pouvoir sans se soucier des souffrances et des morts qu’ils sèment dans leur sillage. La plupart m’ont fait l’effet de gens normaux qui servaient les Syndics à l’aide de force rationalisations. Je ne connais pas toutes les raisons qui les motivaient, mais je les soupçonne d’avoir cru qu’ils faisaient au mieux. Vous avez connu le capitaine Falco. Comment se voyait-il lui-même, d’après vous ?

— Je le sais bien. Comme le sauveur de l’Alliance. Comme quelqu’un qui savait mieux que personne ce qu’il fallait faire et qui le ferait. Il se trompait sur tout, mais il était sincère. C’est à des gens de cette espèce que nous avons affaire, selon vous ?

— Vous l’avez déjà dit. À Atalia. Ils croyaient que les vaisseaux obscurs étaient la solution idéale à tous leurs problèmes. Et maintenant la solution idéale est entrée dans le poulailler. »

Le regard de l’amiral se reporta sur l’écran. Il ne saurait pas avant plusieurs heures si les deux destroyers avaient suivi ses ordres. Ou s’ils avaient campé sur leurs positions, bien décidés à faire ce qu’ils croyaient être leur devoir.

D’ordinaire, l’attente était le pire moment. Le pire, pour l’heure, c’était de savoir déjà ce qui allait se produire.