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— Oui. Si nous continuons de les pourchasser et qu’ils font volte-face au dernier moment pour se détourner du portail et foncer sur Ambaru, nous ne verrons pas cette manœuvre avant un délai de près de trois heures. Mes croiseurs de combat ne seront pas en position pour les intercepter avant qu’ils n’atteignent la station et ne fassent sauter le central de commandement et de contrôle de ce système stellaire.

— Pourquoi ne pas tout simplement lui balancer des cailloux ? » demanda Desjani en se servant du terme du jargon de la flotte qui désignait les projectiles de bombardement cinétique, lesquels ne sont jamais que de grosses masses de métal lisse. « Nul ne pourrait… Oh ! Leurs réserves sont à court, c’est ça ?

— Ouais. Je crois. Ils les ont dilapidées sur toutes les cibles à leur portée d’Indras et Atalia, en s’efforçant de causer le plus de dégâts possible. Alors ils nous sèment, nous placent dans une position qui nous interdit de les pourchasser, fondent sur Ambaru et la détruisent à courte portée avec leurs lances de l’enfer. Ils savent exactement ce qu’ils doivent cibler. »

Le masque de Tanya se durcit, à présent empreint de fureur. « Parce qu’ils disposent de plans de toutes les stations et de tous les vaisseaux. Parce que le gouvernement de l’Alliance redoutait les menaces internes et qu’il est parti du principe que nos propres installations militaires pourraient à la longue devenir des cibles potentielles.

— C’est ce que je crois, déclara l’amiral en consultant son écran. Mais, si je ne me trompe pas, nous avons encore le temps de déjouer leurs plans. Cela dit, ce ne sera pas de la tarte. Je peux sans doute placer des cuirassés sur des orbites de barrage, mais, face à des bâtiments aussi maniables que les vaisseaux obscurs, ça risque de ne pas suffire.

— Concentrez-vous sur ce que vous feriez pour contre-attaquer. »

Cela exigeait un effort de raisonnement à rebrousse-poil. D’abord recourir au simulateur de l’écran afin de déterminer au mieux la position des cuirassés qui pourraient atteindre à temps les orbites de barrage. Puis renverser la perspective et trouver le meilleur moyen d’esquiver ces cuirassés pour atteindre Ambaru. Aussi ardu et insatisfaisant que de jouer aux échecs contre soi-même. « Il y a un hic, Tanya.

— Lequel ? » Elle se pencha pour consulter l’écran de Geary.

« Les vaisseaux obscurs sont programmés pour faire ce que leurs programmeurs croyaient que je ferais, pas ce que je ferais réellement, expliqua-t-il.

— Pas entièrement. Ils ont beaucoup tablé sur les batailles que vous avez livrées. Mais je vois ce que vous voulez dire, concéda-t-elle. Vous devez raisonner comme Black Jack, le héros de légende qu’eux imaginent, parce que c’est aussi ainsi que raisonneront les vaisseaux obscurs. Alors, que fait donc le grand héros en l’occurrence ? »

Il jeta un œil aux vaisseaux ennemis. Deux croiseurs de combat, un croiseur lourd et cinq destroyers. Puis à ses plans pour défendre Ambaru. Il y avait vingt et un cuirassés dans sa Première Flotte. Plusieurs étaient en réparation pour des dommages importants. D’autres n’étaient pas en position sur une orbite favorable qui leur aurait permis de bloquer à point nommé les vaisseaux obscurs. N’en restaient que sept susceptibles d’être placés sur une orbite de barrage à temps pour les intercepter s’ils fonçaient sur Ambaru : Écume de guerre, Vengeance, Résolution, Redoutable, Colosse, Amazone et Spartiate. À quoi s’ajouteraient plusieurs divisions de croiseurs légers et de destroyers, mais les cuirassés formeraient le bouclier blindé de la défense.

« L’amiral Geary, reprit-il lentement pour Desjani, c’est-à-dire moi-même, virerait largement sur l’aile, vers le haut ou le bas, pour tenter de contourner le blocus et d’atteindre Ambaru avant que les cuirassés n’aient une chance, en raison de leur lenteur, d’adopter de nouvelles positions.

— Que ferait Black Jack ? demanda Desjani.

— Imaginez que vous sachiez comment j’ai réagi au cours d’engagements antérieurs, mais que vous me voyiez encore comme vous voyiez naguère Black Jack. »

Elle réfléchit un instant, le regard voilé, puis releva les yeux. « Ce Black Jack-là aurait disparu dans un glorieux embrasement. À nouveau. Sept cuirassés pour former le noyau du bouclier défensif. Et Black Jack, lui, aurait cinq destroyers dont les cellules d’énergie seraient déjà épuisées.

— Ouais. Cinq destroyers sans équipage.

— Le programme qui gouverne les vaisseaux obscurs doit nécessairement s’inquiéter des pertes, sinon ils auraient poursuivi le combat à Atalia au lieu de décamper. Ils chercheront à sauver leurs croiseurs de combat même s’ils sont prêts à sacrifier leurs destroyers. »

Geary passa le doigt sur l’écran pour tracer une possible trajectoire.

« Ils pourraient le faire. Une passe de tir sur Ambaru avant d’infléchir leur vecteur vers le point de saut. Très bien. Je crois savoir quelles intentions ils vont me prêter. Attelons-nous-y. »

À considérer la situation du point de vue quasi divin qu’en donnait l’écran, les manœuvres requises avaient l’air simples : déplacer tel bâtiment ici, tel autre là et ainsi de suite. Dans la pratique, leur faire adopter une autre orbite restait relativement complexe. Par bonheur, cette complexité ne relevait que des mathématiques, discipline dans laquelle excellent les ordinateurs. Il suffisait à Geary de désigner un vaisseau, de dire aux systèmes de manœuvres de l’Indomptable où il voulait que se place cette unité, et les ordres et vecteurs voulus s’affichaient instantanément.

Il les transmit individuellement à chaque cuirassé impliqué ainsi qu’aux commandants des croiseurs légers et destroyers qui le soutiendraient. L’espace est immense, de sorte que les nombreux bâtiments qu’il dépêchait ne formeraient sans doute qu’un bouclier épars, mais il ne s’agissait pas d’édifier un mur. Plutôt de disposer des unités mobiles de façon qu’elles puissent intercepter tout ce qui tenterait de franchir leur écran.

« Qu’allons-nous faire ? demanda Desjani.

— Garder le cap jusqu’à ce que nous voyions les vaisseaux obscurs piquer sur Ambaru.

— Mais nous ne serons plus en position pour les intercepter avant qu’ils n’atteignent la station.

— Je sais. Même si nous virions maintenant, nous ne pourrions pas les rattraper à temps. Chaque minute qu’ils consacrent à filer vers le portail les éloigne d’une charge directe sur Ambaru et nous permet de tenter une interception plus prématurée. Nous patienterons jusqu’à ce qu’il ne reste plus que trois heures avant leur manœuvre probable. De cette manière, ils ne nous verront pas changer de vecteur avant qu’eux-mêmes n’effectuent la manœuvre préétablie. S’ils s’en apercevaient, ils vireraient plus tôt et accéléreraient, interdisant ainsi notre interception. Même si tout se passe bien, ce sera ric-rac. Si le pire devait se produire et qu’ils franchissaient le barrage, il me resterait seize croiseurs lourds pour les arrêter.

— Seize croiseurs lourds ? » Desjani secoua la tête. « Contre deux croiseurs de combat comme ceux-ci ? » Elle s’interrompit pour réfléchir. « Peut-être. S’ils faisaient changer de cap aux croiseurs de combat au dernier moment et rataient leurs passes de tir…

— Ce sera l’assurance que nous aurons le temps de rattraper les vaisseaux obscurs », conclut Geary.

Deux heures et trente minutes avant que l’ennemi n’atteigne le portail, désormais certain que les vaisseaux obscurs ne le verraient pas manœuvrer avant le moment probable prévu pour leur changement de vecteur, Geary transmit d’autres ordres. « À toutes les unités du détachement Danseuse, virez de soixante-quatre degrés sur tribord et de cinq vers le bas. Exécution immédiate. » L’Indomptable réagit à cet ordre par une embardée, ses propulseurs de manœuvre lui faisant piquer du nez vers l’étoile et légèrement par-dessous, tandis que les croiseurs de combat, les croiseurs lourds, légers et les destroyers qui l’accompagnaient lui emboîtaient le pas.