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— Nous verrons cela, monsieur, dit Sartine.

— Il ne me fut pas difficile d’approcher la famille de Ruissec. Un bon dédommagement engagea le valet du vicomte à quitter sa place. Je le remplaçai aussitôt. Il ne me fut pas plus malaisé d’entrer dans la confiance du jeune homme et de son frère, dont la frénésie au jeu me procurait l’avantage d’apparaître comme un prêteur facile et discret. Je ne fus pas long à comprendre que le comte avait lui aussi sa vengeance particulière. Adopté par les mécontents et les dévots, il était la proie tout apprêtée pour s’engager dans une conspiration. J’obtins sa confiance. Je devins son factotum secret. Je me fis peu à peu passer pour le truchement d’un groupe clandestin qui préparait le prochain règne. Je construisis ainsi deux intrigues, l’une au profit de ma vengeance personnelle ; l’autre, tout aussi réelle, pour punir le roi de son injustice. Je ne voulais pas rater mon coup. Il fallait enserrer le comte de filets et de chausse-trapes dont il ne pourrait sortir. Il était impliqué dans un complot. J’avais la main sur ses fils. L’utilisation judicieuse de certains documents le contraignait à consentir au mariage de ma sœur — de Mlle de Sauveté — dont il ignorait toujours la véritable identité.

— Mais, dit Nicolas, vous-même utilisiez l’apparence de Mlle de Sauveté. J’ai trouvé à Versailles, dans sa maison, des chaussures de femme d’une taille extraordinaire et une perruque jaune filasse, ainsi que vos empreintes à gauche sur une tasse. Tout cela m’en avait convaincu. Sans parler d’un rabat sous un lit, qui vous servait sans doute à figurer le vidame.

— En effet, cela m’offrait la liberté de circuler sous des apparences différentes, en jouant des personnages multiples. Au milieu de mes préparatifs, je tombai sur un galérien ayant fini son temps qui errait avec son fils sourd et muet. C’était un ancien fontenier. Son expérience me permit de m’introduire à Versailles pour mieux préparer la suite.

Nicolas, qui ne pouvait s’empêcher de nourrir un sentiment mêlé de pitié à l’égard du personnage, se souvint à temps que la suite, c’était une longue série d’assassinats plus cruels les uns que les autres et le projet de la mort du roi.

— Tout s’agençait selon mes vœux, reprit Langrémont. Les Ruissec étaient dans ma main. Le comte conspirait tout en croyant faire partie d’une organisation secrète et redoutable dont le chef communiquait avec lui par mon intermédiaire et dont le refuge se trouvait dans l’atelier du fontenier. Or, il arriva que le comte de Ruissec, convaincu de la trahison d’un garde du corps, Truche de La Chaux, demanda qu’il fût exécuté comme traître à la cause et dangereux pour nos intérêts. Pourquoi et comment le vicomte de Ruissec prit sa place, je l’ai toujours ignoré.

M. de Sartine se tourna vers Nicolas.

— Vous avez sans doute des lumières à ce sujet ?

— Oui, monsieur. Le vicomte de Ruissec a intercepté un billet destiné à Truche de La Chaux. Quand Lambert a vu arriver au rendez-vous du char d’Apollon le vicomte à la place du garde du corps, il a sans doute jugé que la Providence lui envoyait le fils de son ennemi pour accomplir sa vengeance et, comble de l’horreur, c’est le comte de Ruissec lui-même qui donna l’ordre de détruire l’homme qui viendrait au rendez-vous. Ainsi, c’est le père qui avait signé l’arrêt de mort de son fils !

— Comment pouvez-vous en être si sûr ?

— Une fouille faite à Grenelle dans les effets de Lambert nous a fait retrouver, soigneusement dissimulé, le billet apporté par un garçon bleu et qui fut intercepté par le vicomte de Ruissec. Il est anodin dans son contenu : « Trouvez-vous à midi au char d’Apollon », mais il a le grand mérite d’être de la main du comte de Ruissec.

— N’est-ce pas étrange et insensé d’avoir voulu conserver un papier aussi compromettant ?

La voix de Lambert s’éleva ; elle était plus ferme, comme si le récit de sa vengeance l’avait ranimée.

— Il constituait au contraire la preuve de la culpabilité du comte de Ruissec dans le guet-apens où périt son fils. Il pouvait me servir aussi bien de sauvegarde que de moyen de chantage. Mais il y a un point essentiel sur lequel vous vous trompez, messieurs. Je n’ai pas su qu’il s’agissait du vicomte de Ruissec. L’homme qui devait venir devait être masqué pour des raisons de sécurité. Ce n’est qu’après… l’exécution… que je constatai qu’il s’agissait du fils de mon ennemi, et je prends Dieu à témoin, quelle qu’ait été ma haine pour cette famille, que je n’aurais pas laissé faire ce qui a été fait si j’avais su qu’il s’était agi du vicomte.

— Il est facile de le dire maintenant, le coupa Sartine. Cela ne m’explique pas pourquoi le comte voulait se débarrasser de Truche de La Chaux.

— Oh ! Les raisons étaient nombreuses, reprit Nicolas. Truche de La Chaux avait volé les bijoux de Madame Adélaïde. Il subissait un chantage du comte, qui l’avait percé à jour et menaçait de le dénoncer dans le cas où il n’obéirait pas à ses instructions.

— Quelles étaient-elles ?

— Il était chargé d’espionner la grande dame dont nous parlons. Son service lui permettait de l’approcher et, le cas échéant, d’abandonner dans ses appartements les libelles infâmes que la conspiration multipliait contre elle et le roi. Or il est plus que probable que le comte ait eu vent de l’attitude ambiguë de son instrument, car il avait d’autres créatures auprès de cette grande dame. Truche ne cherchait que son intérêt et le prenait là où il le trouvait. Ayant tenté de négocier une bague de Madame Adélaïde auprès de cette grande dame, celle-ci reconnut le bijou, et, pris à son propre piège, notre homme fut mis en demeure par elle de la servir et de la renseigner sur les menées de la coterie du dauphin et des filles du roi dont elle craignait l’influence. Ainsi, persuadé du double jeu de Truche, le comte de Ruissec décida de le supprimer, l’estimant dangereux, et ordonna son exécution. J’ajoute qu’il voyait d’un mauvais œil l’influence de ce personnage sur ses deux fils.

— Et le second meurtre, celui de la comtesse ?

Lambert ferma les yeux à l’évocation de cette mort.

— C’est moi le coupable. Je me suis introduit avant l’arrivée du commissaire Le Floch au couvent des Carmes, je me suis approché d’elle, je l’ai étranglée et l’ai jetée dans le puits des morts. J’avais été informé par la femme de chambre de la comtesse de son rendez-vous et je voulais l’empêcher de parler à tout prix.

Une quinte de toux le plia en deux durant de longs instants.

— Tout cela ne serait pas advenu si nous n’avions pas été surpris au pont de Sèvres au moment d’immerger le corps du vicomte dans la Seine. C’est alors que j’ai eu l’idée de mettre le fils mort sous le regard du père pour lui faire comprendre qu’il avait été l’instrument du destin. Ainsi, la mort du fils balancerait la mort du père, ainsi le fils tué vengerait le père exécuté. Rien ne pouvait plus n’arrêter. J’ai rempli ma mission. J’ai vengé mon père. Le comte a appris mon nom juste avant de mourir et son dernier regard a été posé sur le fils de sa victime. Sa maison est décimée.