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Alors que l’on desservait et qu’arrivaient les viandes, une rumeur s’enfla à l’extérieur de l’antichambre où se tenait le grand couvert. Ce ne fut d’abord qu’un bruissement, des bruits de pas précipités, des armes qui retombaient brutalement sur le sol et des voix qui haussaient le ton et lançaient des appels. Séparé de ce désordre par la foule du public, Nicolas tenta en vain d’en discerner les raisons. Un officier des gardes se fraya soudain un chemin malaisé au milieu des courtisans. Il parvint jusqu’au capitaine des gardes à qui il confia quelque chose.

Dehors, le désordre redoublait. Les grands officiers et les proches du roi se regardaient, interdits. Le monarque demeurait imperturbable, même si certains petits détails marquaient que son impatience grandissait devant cette perturbation du cérémonial. Une nouvelle parcourait maintenant l’assemblée. Chacun parlait à haute voix à son voisin. Nicolas entendit près de lui les mots « attentat horrible » et vit que M. de Saint-Florentin, auprès duquel se tenait Sartine, le regardait, l’air éperdu et interrogatif. Ce jeu de mines cessa lorsque le capitaine des gardes eut instruit le ministre. De nombreux assistants paraissaient désormais informés de l’événement et ordonnaient leur physionomie en harmonie avec la gravité de ce qu’ils venaient d’apprendre. Agacé par la rumeur sourde qui montait et l’environnait, le roi pinçait les lèvres et interrogeait du regard son entourage. Il finit par manifester son déplaisir.

— D’où viennent ce bruit et ce désordre ? Quels sont leurs causes et leurs sujets ?

Personne n’osait lui répondre, mais les visages parlaient d’eux-mêmes.

— Enfin, qu’en est-il ? Pourquoi ces figures contraintes ? Quelle nouvelle justifie votre accablement ? En veut-on encore à ma vie ?

Plusieurs voix se firent entendre chez les princes et les proches du roi. L’ensemble était inintelligible, et les réponses tellement évasives et confuses qu’à force de vouloir le rassurer, elles alarmèrent davantage le roi.

— Qu’ai-je fait ? dit-il en se levant brusquement de table et en jetant violemment sa serviette à terre. Qu’ai-je donc fait pour avoir de pareils ennemis ?

Un murmure de consternation et d’effroi parcourut l’assemblée. Le cortège royal se reconstituait à la hâte et le roi se retira pour gagner ses petits appartements. M. de Saint-Florentin, Sartine et Nicolas, entraînés par La Borde, s’engagèrent à la suite du cortège. Le roi, qui s’était retourné un instant, aperçut son ministre et, l’air menaçant, pointa un doigt sur lui.

— Que s’est-il passé au juste ? Ne m’en imposez pas, développez-moi ce mystère.

— Sire, que Votre Majesté se rassure, l’affaire est entre nos mains et rien n’indique que subsiste le moindre danger.

Le mot imprudent était lâché et le roi s’en saisit aussitôt.

— Ainsi, il y a eu danger ! Monsieur, éclairez-moi sur-le-champ !

— Sire, voilà la chose. Truche de La Chaux, un de vos gardes du corps, vient d’être assassiné à coups de poignard, dans un des escaliers, par deux scélérats qui en voulaient à votre personne. Ces deux monstres ont pris la fuite, et votre garde est presque expirant.

Le roi s’appuya sur le bras du capitaine des gardes. Il était blême et Nicolas remarqua la sueur abondante apparue sur son front et les taches violacées qui marquaient son visage.

— Monsieur de Saint-Florentin, prenez bien soin de mon pauvre garde. S’il en réchappe, je récompenserai son zèle.

Le cortège se reforma et le roi quitta la scène. M. de Saint-Florentin rassembla son monde, moins La Borde qui avait suivi son maître. Ils gagnèrent le grand bureau du ministre où tous se tournèrent vers Nicolas, le seul à connaître Truche de La Chaux. Les questions fusaient. Pouvait-on faire fond sur une personnalité dont chacun connaissait l’ambiguïté ? L’homme malhonnête, le joueur, le voleur et l’agent double pouvait-il se transformer, du jour au lendemain, en héros défenseur du trône ? Selon Nicolas, il était impossible de se prononcer avant que de connaître le détail de l’attentat dont le garde du corps venait d’être la victime. Les premiers rapports affluaient, incomplets ou peu compréhensibles. Excédé, et après avoir guetté un signe négatif du ministre qui ne vint pas, M. de Sartine ordonna à Nicolas d’aller en personne aux nouvelles. Le garde du corps avait été conduit dans la partie basse du château, vers les cuisines. Il gisait sur un matelas jeté à terre dans une galerie faiblement éclairée par des torchères. On attendait le chirurgien qui devait panser ses blessures. Un exempt que Nicolas connaissait lui fit le point des premières constatations faites après l’attentat.

— Il paraîtrait que M. Truche de La Chaux était de garde au château. Entre neuf et dix heures, alors que commençait le grand couvert, il aurait quitté son service dans la salle des gardes pour aller acheter du tabac.

— Et par où est-il sorti ?

— De la salle des gardes, il a gagné le « Louvre ». Ayant emprunté la galerie des Princes, il était descendu ensuite dans un corridor fort long qui conduit du côté des bureaux du contrôleur général des Finances et permet de sortir à peu près vis-à-vis du grand commun. C’est là, dans ce passage très mal éclairé, qu’il a été découvert gisant par terre sans connaissance.

— Qui l’a découvert ?

— Un homme de service. L’ayant trouvé ensanglanté avec son épée cassée, il a appelé du secours sur-le-champ. Je crois qu’on a averti M. de Saint-Florentin et le grand prévôt de l’Hôtel, son adjoint, qui a fait les premières constatations et dressé le procès-verbal en présence de deux gardes du corps.

Nicolas pensa que le grand prévôt aurait pu se hâter de porter tout ceci à la connaissance du ministre.

— L’homme avait donc repris connaissance ?

— Oh ! certes oui, rapidement. Il a parlé aux gardes et leur a raconté sa mésaventure.

— Pouvez-vous essayer de me redire très exactement les propos qu’il a tenus ?

— Je vais faire mon possible. Je venais d’arriver, j’ai tout entendu D’une voix faible et expirante, qui a fait croire au début qu’il allait passer, il leur a dit qu’il venait d’être assassiné. Ses propres paroles ont été « qu’on veille à la sûreté du roi. Deux malheureux m’ont frappé qui en voulaient à sa vie ! L’un était vêtu en ecclésiastique et l’autre en habit vert. Ils m’ont prié de les faire entrer au grand couvert ou de les faire se trouver sur le passage du roi sous la promesse d’une récompense considérable ».

L’homme consulta ses notes sur un petit papier.

— Il a poursuivi : « Cet appât ne m’a pas tenté et je leur ai refusé l’entrée. C’est alors qu’ils se sont jetés sur moi à coups de couteau. Ils m’ont déclaré que leur intention était de délivrer le peuple de l’oppression et de donner une nouvelle force à une religion presque anéantie. »

Ces phrases résonnaient étrangement dans la tête de Nicolas. Le texte du libelle trouvé dans les appartements de Mme de Pompadour reflétait la même philosophie. Il est vrai que tous ces pamphlets se ressemblaient plus ou moins.