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Nicolas avait craint que quelque difficulté ne s’élevât pour l’empêcher de rencontrer Mme de Pompadour ; il n’en fut rien. Dès que son désir fut communiqué à M. de Sartine, à qui il ne dissimula rien, tout obstacle fut écarté et sa mission s’en trouva à l’instant facilitée. Le lieutenant général de police, sans feindre d’avoir à en référer à son ministre, le pressa de se rendre aussitôt au château de Bellevue, où résidait la favorite. Il pouvait être sur qu’elle le recevrait aussitôt. Il lui conseilla de prendre le meilleur coureur des écuries de la rue Neuve-des-Augustins et de brûler le pavé pour rejoindre Sèvres dans les plus brefs délais. Nicolas, désormais suffisamment averti des habitudes du pouvoir, soupçonna, derrière cette hâte et les facilités accordées à sa mission, comme une volonté de faire aboutir une démarche dont la signification lui demeurait obscure.

Dès son arrivée au château de Bellevue, il fut introduit dans les appartements de la marquise. Dans un boudoir blanc et or, beaucoup trop chauffé à son goût par un grand feu ronflant, la dame l’attendait dans une vaste bergère noyée dans des flots de tissus gris et noir. Il se souvint que la Cour portait le deuil de la tsarine Elisabeth Petrovna, qui s’était éteinte à Saint-Pétersbourg une semaine auparavant. Quand elle le vit, elle tendit une main languissante qu’elle retira aussitôt, agitée par une violente quinte de toux. Il attendit que le malaise passât.

— Monsieur, il me faut vous faire mon compliment pour l’affaire que vous avez si heureusement éclairée. Vous avez droit encore une fois à notre reconnaissance. M. de Saint-Florentin nous en a conté le détail.

Il ne répondit pas et s’inclina, notant le « nous ». Il se demanda si cette formule de majesté comprenait aussi le roi…

— Vous avez souhaité me voir, me dit-on ?

— Oui, madame. Il se trouve que M. Truche de La Chaux, garde du corps, qui vient d’être condamné pour crime de lèse-majesté au second degré, a souhaité me voir. Au cours de cette entrevue, il m’a remis un pli à votre intention. Je n’ai pas cru devoir refuser ce service à un homme qui vit ses dernières heures.

Elle hocha la tête avec véhémence.

— N’est-il pas extraordinaire, monsieur, qu’un aussi fidèle serviteur du roi consente d’être l’entremetteur d’un personnage aussi peu recommandable ?

Il pensa, à part lui, que l’homme était suffisamment fréquentable pour que la marquise de Pompadour l’entretînt. Il fallait désormais jouer serré. Il trouvait que la favorite retournait par trop aisément la situation à son avantage. Il décida de frapper fort.

— C’est que, madame, ce personnage s’est trouvé être à une certaine époque, et pour certaines missions, votre serviteur.

— Ceci est trop fort, monsieur. Je ne vous permets pas…

Il l’interrompit.

— Aussi bien ai-je cru de votre intérêt bien compris et, peut-être de celui de Sa Majesté, d’accepter de vous transmettre un pli dans lequel un coupable pourrait dévoiler des informations utiles.

Elle sourit en tapotant le bras de son fauteuil.

— Monsieur Le Floch, c’est un plaisir de jouter avec vous !

— Tout à votre service, madame.

Il lui tendit le pli. Elle l’examina avec attention sans l’ouvrir.

— Vous savez ce qu’il contient, monsieur Le Floch ?

— D’aucune façon, madame. J’ai fourni à M. Truche de La Chaux de quoi en assurer d’une manière insoupçonnable le secret et la discrétion.

— C’est ce que je vois.

Elle ouvrit d’un coup d’ongle et s’abîma dans sa lecture. Puis, d’un geste vif, elle le jeta dans le feu où il se consuma en un instant.

— Monsieur Le Floch, je vous remercie pour tout. Vous êtes un loyal serviteur du roi.

Sans lui tendre la main, elle le salua. Il s’inclina à son tour et se retira. Alors qu’il longeait au galop les berges de la Seine, il eut le pressentiment qu’il ne reverrait pas de sitôt la favorite. Beaucoup de choses indicibles étaient passées entre eux qui, d’une manière ou d’une autre, pèseraient désormais d’un poids trop lourd pour rendre à leurs éventuelles retrouvailles la légèreté et l’ouverture d’antan.

Mardi 5 février 1762

Nicolas prenait son chocolat assis vis-à-vis de M. de Noblecourt qui, les besicles sur le nez, lisait une feuille. Cyrus, sur ses genoux, tentait sans y parvenir de s’introduire entre le journal et le regard de son maître.

— Que lisez-vous ? demanda Nicolas.

— Ah ! mon cher, la Gazette de France. C’est une nouveauté qui paraît depuis le 1er janvier, les lundis et vendredis.

— Et quel est son objet ?

— Le premier est de satisfaire la curiosité publique sur les événements et sur les découvertes de toute espèce et le second de former un recueil des Mémoires et des détails qui peuvent servir à l’Histoire. C’est en tout cas ce que promet son prospectus.

— Et quelles sont les nouvelles ?

— Une qui vous intéressera tout particulièrement. Votre Truche de La Chaux, Nicolas, a bénéficié d’un bien étrange privilège. Finalement, sa peine a été commuée et, au lieu d’être rompu, il a été seulement, si j’ose dire, pendu…

Nicolas sursauta.

— Je vous ai raconté sous le sceau de la confidence ma dernière rencontre avec lui. Je demeure persuadé qu’il y a eu un accord secret avec Mme de Pompadour. Vous savez comme tout me fut facilité. Peut-être a-t-elle plaidé en sa faveur. Oh ! sans doute pas directement…

Il ne pouvait en dire plus. Depuis des jours, un soupçon affreux ne cessait de le hanter. À bien y réfléchir, Nicolas s’était interrogé sur le rôle réel de la favorite dans toute cette affaire. Il avait été frappé de la manière dont le garde du corps avait immédiatement avoué son forfait. Tout s’était déroulé comme s’il avait eu la certitude de n’être point poursuivi, et que son crime serait tenu pour rien. Ou peut-être, ce faisant, il pouvait nourrir l’espérance d’obtenir une grâce d’une puissance supérieure. Il était vraisemblable que le message dont il avait été le porteur avait touché la favorite et une certaine forme d’indulgence avait finalement prévalu, si l’on considérait comme un privilège le fait d’être pendu au lieu d’être rompu.

De quel ultime marchandage Nicolas avait-il été l’innocent entremetteur ? Truche de La Chaux savait sans doute qu’il ne pouvait sauver sa vie, mais que les conditions de son exécution demeuraient négociables. Oui, c’était un affreux soupçon de songer, au fond de soi, que la marquise de Pompadour avait pu ordonner de loin les apparences d’un attentat contre le roi. Poussée par sa détestation des jésuites, animée par sa jalousie envers les jeunes maîtresses du roi et sincèrement inquiète des risques réels qui pesaient sur la vie de son amant, elle avait pu tenter de faire porter le soupçon sur la Compagnie et le parti dévot. Oui, cela était de l’ordre du concevable. Il tenta de chasser ces pensées redoutables et prêta attention aux propos de M. de Noblecourt.

— Il est vrai qu’il pouvait beaucoup dire et que la question fait parler des plus endurcis. Voilà peut-être le secret de cet adoucissement de peine. En tout cas, l’affaire Ruissec et cette tentative dérisoire ne vont pas faciliter la situation des jésuites. On les dit perdus et, même s’ils sont innocents dans cette affaire, la calomnie va son train !