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Ned Rawlins n’avait pas encore beaucoup voyagé. Il n’avait été que dans cinq planètes et encore trois d’entre elles faisaient partie du système originel. Pour ses dix ans, son père l’avait emmené sur Mars pour les vacances d’été. Deux ans plus tard, il avait vu Vénus et Mercure, puis comme récompense à ses succès aux examens, à seize ans, il était sorti pour la première fois du système solaire jusqu’à Alpha Centauri IV. Enfin, trois ans plus tard, il avait fait le triste voyage jusqu’au système de Rigel pour aller chercher le corps de son père, après l’accident.

Ned ne se targuait pas d’être un grand voyageur, car il vivait à une époque où l’hyperpropulsion permettait de passer d’un système à un autre sans plus de difficultés que d’aller d’Europe en Australie. Mais il savait que plus tard, quand il serait chargé de missions diplomatiques, il aurait tout le temps de se rattraper. Cependant, à en croire Charles Boardman, l’enthousiasme des voyages diminuait rapidement et parcourir l’univers de bout en bout devenait très vite une habitude comme les autres. Ned Rawlins écoutait avec déférence cet homme qui avait presque quatre fois son âge, et il était assez intelligent pour se douter qu’il y avait bien quelque chose de vrai dans ces propos désabusés.

Et alors ? Peut-être, un jour, moi aussi serai-je blasé, se disait-il, mais, pour l’instant, il venait pour la sixième fois de sa vie d’atterrir sur un monde nouveau et il s’en réjouissait. Le vaisseau s’était posé dans la grande plaine, à quelques centaines de kilomètres au nord-ouest des premiers terrassements du labyrinthe dans lequel vivait Muller. Sur Lemnos, le jour durait trente heures et l’année comptait vingt mois. Dans l’hémisphère où ils se trouvaient, c’était le milieu de la nuit, au début de l’automne ; pas étonnant que l’air fût frais. Rawlins fit quelques pas autour de l’astronef. L’équipe démontait les carapaces des propulseurs qui leur serviraient pour construire le campement. Un peu à l’écart, emmitouflé dans un épais manteau de fourrure, se tenait Charles Boardman, plongé dans une sombre méditation. Ned n’osait pas s’approcher de lui, craignant de le déranger. En fait, l’attitude de Ned envers Boardman était un mélange de respect et de terreur. Il savait pertinemment bien que c’était un vieux requin cynique, mais il ne pouvait s’empêcher d’éprouver une véritable admiration pour lui. Boardman était réellement un grand homme, Ned en était conscient. Il n’en avait pas rencontré beaucoup ; son propre père, peut-être ; Dick Muller aussi avait été un grand homme, mais Ned n’avait pas plus de douze ans quand cette sombre et horrible histoire qui avait bouleversé la vie de Muller était arrivée. Enfin, avoir connu trois hommes aussi importants, lui qui était encore si jeune, lui apparaissait comme un grand privilège. Il espérait que sa vie serait seulement à moitié aussi remplie et réussie que celle de Boardman. Naturellement, il ne possédait pas sa ruse, et il espérait bien ne jamais l’acquérir, mais il avait d’autres cordes à son arc dont Boardman était entièrement dépourvu : la noblesse de l’âme par exemple. Je peux devenir utile moi aussi, pensa-t-il, et aussitôt il se demanda s’il n’était pas un peu trop naïf.

Il remplit ses poumons de cet air étranger et regarda le ciel parsemé d’étoiles inconnues, recherchant spontanément quelques constellations familières. Un vent glacé balayait la plaine. Ce monde semblait vide, morne et désolé. À l’école, il avait appris quelques notions sur Lemnos : une des anciennes planètes abandonnées depuis mille siècles par une race étrangère et inconnue. Rien ne restait de ce peuple à part quelques ossements fossilisés et quelques débris d’objets façonnés… et le labyrinthe. Ce labyrinthe démoniaque qui défendait une ville morte, à peine dégradée par le temps.

Faute de pouvoir étudier sur place, les archéologues avaient dû avoir recours à l’observation aérienne pour mesurer et essayer de comprendre la cité intérieure. Les douze premières expéditions sur Lemnos n’avaient jamais réussi à trouver un chemin dans le labyrinthe ; chaque homme qui avait tenté d’y pénétrer avait péri, victime d’une des trappes, si diaboliquement cachées dans les zones périphériques. La dernière tentative, tout aussi vaine, avait eu lieu une cinquantaine d’années auparavant. Puis Richard Muller était venu à la recherche d’un endroit où il serait à l’abri des hommes et, d’une manière ou d’une autre, il avait réussi.

Rawlins se demanda s’ils arriveraient à entrer en contact avec Muller. Combien d’hommes avec qui il avait fait le voyage mourraient avant qu’ils trouvent leur route dans cet enchevêtrement ? À son âge, il ne pouvait imaginer la possibilité de sa propre mort, ne considérant que celle des autres. Dans quelques jours, combien parmi les hommes qui s’activaient à monter le camp seraient encore vivants ?

Plongé dans ses pensées, il remarqua avec quelque retard un animal qui venait d’apparaître au sommet d’un monticule sablonneux, à quelque distance de lui.

Rawlins considéra cet être étrange avec curiosité. Cela ressemblait un peu à un gros chat, mais les mâchoires ne se rétractaient pas et découvraient plusieurs rangées de crocs verdâtres. Des raies lumineuses zébraient les flancs décharnés de la bête. Rawlins ne comprenait pas à quoi pouvait bien servir une pareille robe fluorescente à un carnassier, à moins qu’il ne l’utilisât pour appâter ses proies.

L’animal s’approcha à une douzaine de mètres, le regarda sans lui accorder une grande attention, et finalement se détourna pour trottiner en direction du vaisseau. Il y avait dans cette bête un étrange mélange de beauté, de puissance et de menace qui avait quelque chose d’attirant.

À présent, elle s’approchait de Boardman. Celui-ci tenait une arme à la main.

— Non ! hurla Rawlins, surpris par son propre cri. Ne le tuez pas, Charles ! Il veut seulement nous regarder !…

Boardman fit feu.

L’animal fut projeté en l’air et culbuta lourdement sur le sol. Ses membres s’agitèrent convulsivement pendant une seconde avant de retomber, inertes. Outré, Ned se précipita. Il n’y avait aucune nécessité de tuer, pensait-il. Cet animal était venu pour voir, non pour attaquer. C’était ignoble !

— Vous n’auriez pas pu attendre une minute, Charles ? lâcha-t-il, le visage empourpré de colère. Il serait peut-être parti de lui-même. Pourquoi l’avoir…

Boardman se contenta de sourire. Il fit signe à un membre de l’équipage qui pulvérisa une membrane plastique sur la bête inanimée. L’animal, pris comme dans un filet, fut hissé dans le vaisseau et, à la grande stupeur du jeune homme, s’agita faiblement. Boardman s’adressa à Ned d’une voix calme :

— Je l’ai seulement assommé, Ned. Nous allons essayer de faire payer une partie des dépenses de cette expédition par le zoo fédéral. Pensiez-vous que j’étais un tueur aussi impitoyable ?

Tout à coup, Rawlins se sentit tout petit et stupide :

— Eh bien… euh… pas réellement. C’est que…

— Oubliez cela. Non, ne l’oubliez pas. N’oubliez jamais rien. Que cela vous serve de leçon : ne jamais dire de bêtises avant de connaître tous les éléments.

— Mais si j’avais attendu et que vous l’ayez vraiment tué…

— Alors vous auriez appris quelque chose de moche sur moi, aux dépens de la vie de cette bête. Par exemple, vous sauriez que je suis poussé à tuer tout ce qui est étrange et possède des dents pointues et acérées. Au lieu de cela, vous vous êtes contenté de crier. Si j’avais vraiment eu l’intention de tuer cet animal, croyez-vous que cela m’en aurait empêché ? À la rigueur, vous auriez pu me faire dévier mon tir, me laissant face à face avec une bête blessée et désireuse de se venger. Alors, dorénavant, prenez votre temps pour évaluer et réfléchir, Ned. Parfois, il est préférable de ne pas trop vite annoncer la couleur, quitte à laisser faire.