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Boardman se tut un instant et fit un clin d’œil à son jeune compagnon :

— Mon petit discours vous dérange-t-il, Ned ? Avez-vous l’impression que je radote ?

— Non, pas du tout, Charles. Je sais que j’ai encore beaucoup à apprendre.

— Et c’est moi qui vous l’apprendrai, Ned, même si je suis un vieux râleur, mauvais et hargneux.

— Charles, je ne…

— Allons, Ned. Je vous prie de m’excuser. C’est idiot de ma part de vous agacer ainsi. Vous aviez raison d’essayer de m’empêcher de tuer cet animal. Ce n’était pas votre faute si vous n’avez pas compris mes intentions. À votre place, j’aurais agi exactement comme vous.

— Vous voulez dire que j’ai bien fait de ne pas réfléchir et de ne pas attendre d’avoir tous les éléments pour crier ? demanda Rawlins, d’un ton ahuri.

— À peu près, oui.

— Mais vous vous contredisez, Charles.

— C’est le privilège de ma profession, répondit Boardman en riant de bon cœur. Prenez une bonne nuit de sommeil, Ned. Demain, nous irons faire un saut au-dessus du labyrinthe afin de l’étudier un peu ; puis nous commencerons à envoyer des hommes à l’intérieur. Je pense que d’ici à une semaine nous pourrons converser avec Muller.

— Croyez-vous qu’il acceptera de coopérer ?

Une ombre passa sur le lourd visage de Boardman :

— Au début, il refusera. Son amertume le poussera à nous cracher au visage. Après tout, c’est nous qui l’avons exilé ainsi. Pourquoi accepterait-il maintenant d’aider la Terre ? Mais il changera d’avis, Ned, parce que, fondamentalement, il est un homme d’honneur… de cette race d’hommes qui restent toujours fidèles à eux-mêmes malgré la maladie, la solitude et l’angoisse. Même la haine ne peut corrompre le sentiment de l’honneur. Vous devriez savoir cela, Ned, parce que vous êtes de la même race vous aussi, comme moi d’ailleurs, mais à ma façon. Un homme d’honneur. Nous agirons sur Muller. Nous le forcerons à sortir de ce labyrinthe diabolique et à venir nous aider.

— J’espère que vous aurez raison, Charles, dit Rawlins, d’un ton légèrement hésitant. Et que va-t-il nous arriver à nous ? Je veux dire, cette confrontation entre lui et nous… considérant le personnage qu’il est, comment il peut influencer les autres…

— Cela sera moche. Très moche.

— Vous l’avez vu, n’est-ce pas, après son histoire ?

— Oui. Plusieurs fois.

Ned se tut un instant avant de reprendre :

— Je n’arrive pas à m’imaginer ce que l’on ressent quand on se trouve devant un homme qui déverse sur vous le trop-plein de tout ce qui est accumulé dans son âme. Muller est ainsi, n’est-ce pas ?

— C’est comme se plonger dans un bain d’acide, dit Boardman sourdement. On peut arriver à s’y habituer, mais ce n’est jamais agréable. Vous avez l’impression que toute votre peau est en feu. Il vous noie sous une fontaine de fange et de boue où apparaissent tous ses monstres, ses fantasmes, ses terreurs, ses bassesses, ses tourments et ses folies.

— Et Muller est un homme d’honneur ?… un homme de bien ?

— Il l’était, oui.

Boardman détourna les yeux et regarda le labyrinthe au loin :

— Dieu merci, il l’était. Mais c’est une bien piètre consolation, vous ne trouvez pas, Ned ? Si l’esprit d’un homme de la qualité de Muller est à ce point infesté d’horreurs, comment croyez-vous que soient celui des êtres ordinaires ? Les cerveaux de tous ces petits hommes mesquins, écrasés sous le poids de leurs défaites perpétuelles ? Qu’ils aient à subir la même malédiction que Dick Muller et ils deviendront des incendies monstrueux consumant les esprits dans un rayon de plusieurs années-lumière.

— Mais il y a neuf ans que Muller mijote dans sa misère, dit Rawlins. Que va-t-il se passer s’il nous est impossible de nous approcher de lui ? Et si cette force qu’il irradie est trop puissante pour que nous puissions la supporter ?

— Nous la supporterons, dit Boardman.

2.

À l’intérieur du labyrinthe, Muller étudiait sa situation et considérait les différentes possibilités. Dans la cabine de vision, les multiples écrans d’un vert laiteux lui renvoyaient les images de l’astronef, des dômes de plastique qui s’élevaient à présent autour du vaisseau et des hommes minuscules se déplaçant de-ci de-là. Il regrettait de n’avoir pas été capable de découvrir le réglage parfait du système ; les images qu’il recevait étaient floues. Mais il avait tout de même de la chance d’avoir trouvé le moyen de mettre en marche la cabine de vision. Dans cette cité, beaucoup des anciens instruments étaient devenus inutilisables à cause de la détérioration d’un élément vital, mais un nombre surprenant d’entre eux avaient résisté à plusieurs éternités, ce qui en disait long sur le degré technique de ceux qui les avaient fabriqués. Malheureusement, Muller n’avait découvert le fonctionnement que d’un petit nombre parmi ces derniers et encore ne les utilisait-il qu’imparfaitement.

Il ne pouvait détacher ses yeux des images troubles qui représentaient ses congénères humains en pleine activité et il se demandait quel nouveau tourment ils lui préparaient.

Quand il avait quitté la Terre, il avait essayé de ne laisser aucun indice sur sa destination. Il était arrivé sur un vaisseau de location, empruntant un faux plan de vol passant par Sigma Draconis. Naturellement, pendant son voyage dans la trame temporelle, il avait dû s’arrêter dans six stations de contrôle : mais dans chacune il avait enregistré un itinéraire galactique excentrique différent et totalement contrefait de manière à confondre autant que possible ses éventuels poursuivants.

Une vérification de routine dans les six stations de contrôle pour comparer les localisations successives qu’il avait annoncées aboutirait inévitablement à une position absurde et non existante. De toute façon, il avait joué sur le fait qu’il aurait terminé son voyage et se serait évanoui avant que soit entreprise une de ces vérifications périodiques. Il avait gagné son pari puisque aucun astronef d’interception ne l’avait pris en chasse.

Sortant de l’hyperpropulsion à proximité de Lemnos, il avait procédé au dernier stratagème pour éviter d’être retrouvé en laissant son vaisseau cosmique sur une orbite de stationnement et en descendant sur le sol avec une capsule de débarquement. Une bombe préprogrammée avait totalement désintégré l’appareil, éparpillant les fragments à travers l’univers sur un milliard d’orbites différentes. Il leur faudrait un sacré ordinateur pour calculer l’épicentre de cette dispersion ! La bombe avait été mise au point pour que chaque mètre carré d’explosion garantisse cinquante faux vecteurs ; toutes ces précautions devaient lui assurer un bon moment de solitude. D’ailleurs, il n’avait pas besoin de très longtemps… disons soixante ans… guère plus. Il avait presque atteint la soixantaine quand il avait quitté la Terre. Normalement il aurait pu espérer encore un siècle au moins de vie active : mais ici, sans soins médicaux, à part ceux qu’il se prodiguait lui-même grâce à son diagnostat, il ne devrait pas dépasser sa onzième ou douzième décennie. Cela lui laissait encore soixante années de solitude qui s’achèveraient par une mort tranquille et privée. C’est tout ce qu’il désirait. Et voilà qu’ils venaient le déranger dans sa retraite, seulement neuf ans après !