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— Si vous nous y contraignez, poursuivit Boardman, nous vous pulvériserons une enveloppe plastique étanche et nous vous porterons ainsi jusqu’au vaisseau. Vous ne sortirez plus de votre cocon, même quand vous rencontrerez les extra-galactiques. C’est-à-dire que vous serez absolument sans défense devant eux. Moi-même je trouve cela ignoble, mais je n’ai pas le droit de risquer votre vie. Il vous reste une autre solution, Dick. C’est d’accepter de collaborer avec nous. Faites ce que nous vous demandons. Aidez-nous une dernière fois.

— Vous pouvez crever ! dit Muller d’un ton presque anodin. Que des vers vous bouffent le ventre pendant des milliers d’années ! Que votre ignominie vous étouffe à petit feu ! Je refuse toutes vos saloperies !

— Aidez-nous. Volontairement.

— Enveloppez-moi, congelez-moi, enchaînez-moi, Charles. Sinon, à la première occasion, je me tue.

— Comme vous devez me détester, hein, Dick ? demanda Boardman. Mais je préférerais ne pas avoir à recourir à de tels moyens. Venez de vous-même, Dick.

Muller grogna une insulte.

Boardman soupira. Que tout cela était embarrassant. Il se tourna vers Ottavio.

— Le pulvérisateur, dit-il.

Rawlins, qui jusqu’alors semblait anéanti et effondré, réagit avec une promptitude qui laissa tout le monde pantois. Il bondit vers Reynolds, subtilisa son revolver dans son étui et courut le donner à Muller.

Tenez, dit-il lourdement, maintenant, c’est à vous de jouer !

* * *

Muller regarda l’arme qui se trouvait brusquement dans sa main comme si c’était la première qu’il voyait de sa vie. Son étonnement ne dura qu’une fraction de seconde. Il empoigna aussitôt la crosse bien moulée et repoussa le cran de sécurité d’un coup sec du pouce. C’était un modèle familier quoique doté de certaines modifications par rapport à ceux qu’il avait connus. D’une seule décharge flamboyante il pouvait tous les tuer. Ou se tuer lui. Il se recula de manière qu’ils ne puissent pas l’attaquer dans le dos. Quand il se fut assuré avec l’éperon fixé sur sa botte que le mur derrière lui ne recelait aucun piège, il s’appuya contre lui avec lassitude. Puis, d’un mouvement souple du poignet, il fit décrire à son revolver un arc de 270° qui englobait tous ses assaillants.

— Serrez-vous, dit-il. Tous les six. À un mètre l’un de l’autre, sur un rang. Et attention à vos mains. Laissez-les bien en vue.

Il goûta avec une évidente satisfaction le regard noir et brillant que Boardman lança à Ned Rawlins. Celui-ci restait figé, hébété et confus. Dans son visage empourpré ses yeux n’osaient se fixer sur personne. Muller attendit patiemment que les dix hommes se rangent comme il le leur avait commandé. Son propre calme le surprenait.

— Vous avez l’air malheureux, Charles, dit-il en souriant. Quel âge avez-vous à présent ? Quatre-vingts ans ? Et vous aimeriez bien vivre encore soixante-dix, ou quatre-vingts, ou même quatre-vingt-dix ans, n’est-ce pas ? Votre carrière est bien tracée à l’avance et dans votre plan il n’est pas prévu que votre vie s’arrête sur Lemnos. Ne bougez pas, Charles. Et redressez-vous. Ce n’est pas en vous faisant paraître vieux et tout tassé que vous gagnerez ma pitié. Je connais aussi ce truc. Vous êtes en aussi bonne santé que moi sous vos faux airs de vieillard. En meilleure santé même. Redressez-vous, Charles !

— Si cela peut vous faire du bien, tuez-moi, Dick, dit Boardman rageusement. Puis acceptez de monter dans le vaisseau et acceptez la mission que nous vous proposons. Je suis remplaçable.

— Vous le pensez vraiment ?

— Oui.

— Je vous crois presque, dit Muller avec une sorte d’émerveillement. Espèce de vieille crapule rusée, vous me proposez un marché ! Votre vie contre ma collaboration ! Seulement vous ne vous rendez pas compte que c’est une fausse proposition. Voyez-vous, je n’aime pas tuer. Vous détruire ne me calmerait pas. Je resterais avec mon drame personnel et rien ne serait changé.

— Mon offre tient toujours.

— Rejetée, dit Muller. Si je vous tue ce ne sera pas pour passer un marché. Par contre je peux me tuer. Vous savez, Charles, au fond de moi, je suis un homme honnête. Un peu instable, je l’admets, mais à qui la faute, je vous le demande ? Un homme honnête, Charles. Je préfère me servir de cette arme contre moi que contre vous. C’est moi qui souffre. J’ai enfin la possibilité de me guérir… définitivement.

— Vous aviez tout le temps pour vous guérir définitivement, comme vous dites, pendant ces neuf dernières années, fit remarquer Boardman. Mais vous ne l’avez pas fait. Vous avez mis en œuvre toute votre intelligence pour survivre à tout prix dans cet endroit où la mort est partout.

— Ah ! oui. Mais c’était différent ! C’était une sorte de combat abstrait. Un homme seul contre le labyrinthe. Une mise à l’épreuve de mon intelligence et de mon habileté. Mais si je me tue maintenant, ce sera votre échec à vous, Charles, pas le mien. Je vais disparaître devant vous tous. Et pourtant, vous prétendez que je suis indispensable à l’humanité. Eh bien, ne trouvez-vous pas que c’est la meilleure occasion pour moi de lui rembourser tout ce qu’elle m’a fait subir ?

— Nous avons regretté votre souffrance, Dick, dit Boardman.

— Je suis certain que vous avez dû beaucoup pleurer, Charles. Mais vous vous êtes contenté de pleurer. Vous m’avez laissé me sauver en rampant, malade, corrompu et sali. Enfin est venu le temps de ma libération. Ce ne sera pas réellement un suicide, plutôt une revanche.

Muller sourit. Il régla l’émission du faisceau mortel au plus fin et appuya le canon contre sa poitrine. Son doigt effleura la détente. Il regarda les six hommes devant lui. Les quatre soldats restaient indifférents. Rawlins semblait être assommé debout. Seul Boardman était vraiment concerné. Ses traits accusaient la crainte et la peur.

— Je suppose que je pourrais vous tuer d’abord, Charles. Ce serait une bonne leçon pour notre jeune ami. Il apprendrait que la mort est le seul prix de la tromperie. Mais non. Cela gâcherait tout. Vous devez vivre, Charles. Afin de pouvoir revenir sur Terre et admettre que vous avez laissé le seul homme indispensable vous filer entre les pattes. Quelle tache sur votre carrière ! Rater votre plus importante mission ! Oui. Oui. Je m’en réjouis à l’avance. Tomber mort devant vous ; qu’il ne vous reste plus que des morceaux à ramasser.

Son index se posa sur la détente.

— Maintenant, dit-il. Vite !

— Non ! hurla Boardman. Pour l’amour de…

— De l’homme ? demanda Muller en riant amèrement.

Il resta immobile un instant. Son doigt se contracta, mais il ne tira pas. Son bras retomba mollement. Il jeta avec mépris le revolver aux pieds de Boardman.

— Le pulvérisateur ! cria celui-ci. Vite !

— Ce n’est pas la peine, dit Muller. Je me rends.

* * *

Rawlins mit longtemps avant de comprendre le geste de Muller. D’abord ils eurent à régler le problème qui consistait à sortir du labyrinthe. Même avec Muller pour les guider, ce n’était pas facile. Ainsi qu’ils l’avaient soupçonné, les pièges ne se présentaient pas de la même façon qu’à l’aller. Muller leur fit traverser prudemment la zone E ; en F, qu’ils connaissaient bien à présent, ce furent eux qui menèrent le chemin ; puis, quand ils eurent démonté leur camp, ils entrèrent en G. Rawlins craignait à tout instant de voir Muller se précipiter délibérément dans un jet de flammes ou quelque autre mécanisme mortel. Mais il semblait tenir autant qu’eux à sortir en vie du labyrinthe. Boardman, d’ailleurs, devait en être conscient car il laissait Muller libre de ses mouvements, bien qu’il le surveillât perpétuellement.