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Se sentant en disgrâce, Rawlins se tenait à l’écart des autres, en queue de groupe. Il considérait sa carrière comme ruinée. Il avait mis en danger la vie de ses compagnons et le succès de leur mission. Pourtant, quand il y réfléchissait, il ne regrettait rien. Un moment vient où un homme doit s’opposer à ce qu’il croit faux et injuste.

Ce réconfort moral était contrebalancé par le sentiment d’avoir agi naïvement, romantiquement et bêtement. Il n’osait plus faire face à Boardman. Plus d’une fois il songea à se laisser prendre volontairement par un des nombreux pièges qui regorgeaient dans les zones extérieures ; mais cela aussi, pensa-t-il, serait naïf, romantique et bête.

Il regardait Muller marcher en tête, grand, fier, toutes tensions et doutes calmés. Et plus de mille fois, il se demanda pourquoi Muller avait rendu le revolver.

Un soir qu’ils se préparaient à camper sur une petite place proche de la limite externe de la zone G, Boardman l’attrapa par le bras.

— Regardez-moi, dit-il. Que se passe-t-il ? Pourquoi détournez-vous les yeux quand je suis en face de vous ?

— Ne vous moquez pas de moi, Charles. Bon, allez-y. Prononcez-la.

— Prononcer quoi ?

— La sentence… ma sentence.

— Mais tout va bien, Ned. Vous nous avez aidés à obtenir ce que nous étions venus chercher. Pourquoi serais-je fâché contre vous ?

— Mais le revolver… je lui ai donné le revolver…

— Une autre confusion que vous commettez entre la fin et les moyens. Regardez. Il vient avec nous. Il accepte notre proposition. Seul cela compte.

— Et s’il s’était tué ? bafouilla Rawlins. Ou s’il nous…

— Il n’aurait tué personne. Même pas lui.

— Vous dites cela maintenant. Mais au début… quand vous l’avez vu avec une arme dans sa main, vous…

— Non, le coupa Boardman. Je vous avais dit que nous devions toucher son sens de l’honneur… qu’il s’était endormi. Eh bien, vous l’avez réveillé chez lui. Regardez-moi. Je suis un représentant brutal d’une civilisation brutale et amorale, n’est-ce pas ? Et je confirme tous les plus durs jugements portés par Muller contre l’humanité. Pourquoi aiderait-il une pareille horde de loups sauvages ? Et alors vous entrez en scène. Vous, jeune, innocent, plein d’espoirs et de rêves. Vous lui rappelez cette humanité qu’il a su si bien servir avant que le cynisme l’ait gagné. Vous essayez maladroitement, mais sincèrement, d’avoir une morale dans un monde qui en est dépourvu. En agissant comme vous l’avez fait, vous avez exprimé de la sympathie et de la bonté pour un autre être humain. Vous avez accepté de faire un geste difficile et dramatique pour défier l’injustice. Vous lui avez prouvé qu’il subsiste encore un espoir dans l’homme. Vous me comprenez ? Vous m’avez désobéi et vous lui avez tendu un revolver, ce qui le rendait maître de la situation. Ainsi, il lui restait plusieurs options : la plus évidente était de nous détruire tous ; une autre était de se tuer lui-même et la moins évidente consistait à accorder ses actes au vôtre, c’est-à-dire renoncer délibérément à commettre un meurtre contre lui ou nous et exprimer son sens moral supérieur brusquement réveillé. C’est ce qu’il a fait. Il a rejeté l’arme. Vous étiez nécessaire, Ned, ne le voyez-vous pas ? Vous avez été l’instrument par lequel nous avons réussi à le vaincre.

— Quand vous l’expliquez ainsi, Charles, cela a l’air moche. Comme si vous l’aviez préparé. Me pousser à bout pour que je lui passe le revolver, sachant qu’il…

Boardman souriait.

— Est-ce bien vrai ? demanda soudain Rawlins. Non. Vous ne pouviez avoir prévu et calculé tous ces retournements de situation. Maintenant, après coup, vous essayez de me faire croire que vous aviez tout manigancé et que tout cela correspondait à vos plans. Mais je vous ai vu, Charles, au moment où je lui ai passé le revolver. Votre visage exprimait la peur et la colère. Vous ne saviez pas du tout ce qu’il allait faire. Après seulement, maintenant que tout est terminé, vous construisez une explication satisfaisante.

— Comme c’est délicieux d’être transparent, dit Boardman ravi.

* * *

C’était à croire que le labyrinthe ne cherchait plus vraiment à les retenir. Ils suivaient un itinéraire très prudent, mais ils ne rencontrèrent que peu de vraies difficultés et aucun danger sérieux. Très vite, ils arrivèrent au vaisseau et embarquèrent.

Ils donnèrent à Muller une cabine à l’avant, assez éloignée des quartiers de l’équipage. Il ne parut pas s’en offenser et l’accepta comme une nécessité à sa condition. Il était replié sur lui-même, très réservé et l’air préoccupé. Souvent un sourire ironique jouait sur ses lèvres et ses yeux avaient un éclat méprisant. Cependant il ne faisait pas preuve de mauvaise volonté. Il avait eu son moment de victoire, maintenant il obéissait.

Hosteen et son équipe préparèrent les opérations de départ. Muller resta dans sa cabine. Boardman vint le voir, seul et sans arme. Il était lui aussi capable de noblesse.

Ils se firent face de part et d’autre d’une table basse. Muller, le visage froid et inexpressif, attendit sans desserrer les dents.

— Je vous remercie, Dick, dit Boardman après un long silence.

— Épargnez-moi vos formules de politesse.

— Je sais que vous me méprisez et rien ne pourrait vous faire changer d’avis. Seulement, je veux que vous sachiez que j’ai fait ce que je devais faire. Le garçon aussi. Et maintenant, vous aussi. Malgré tout, vous ne pouviez oublier totalement que vous êtes un homme.

— Je voudrais pouvoir l’oublier.

— Ne dites pas cela. C’est trop mesquin. C’est indigne de vous, Dick. Nous sommes trop vieux tous les deux pour employer de tels clichés. L’univers est un sale coin dans lequel nous essayons de faire de notre mieux. C’est tout. Le reste n’a aucune importance.

Il s’assit près de Muller. Les émanations le frappèrent violemment mais il refusa de bouger. Cette marée de désespoir l’entourait de toutes parts. Il eut soudain l’impression d’avoir mille ans… la dégradation du corps… l’âme qui s’effrite… le vieillissement de tout… la venue de l’hiver… le vide… plus que des cendres…

— Quand nous atteindrons la Terre, dit-il d’un ton dur, vous recevrez toutes les données concernant les extra-galactiques. Vous en saurez sur eux autant que nous, ce qui à vrai dire n’est pas énorme. Après, ce sera à vous de jouer. Mais je suis certain que vous réalisez, Dick, que le cœur et l’esprit de milliards d’êtres humains prieront pour votre succès et votre retour.

— Qui utilise des clichés maintenant ? demanda Muller ironiquement.

— Y a-t-il quelqu’un que vous aimeriez voir quand nous atterrirons ?

— Non.

— Je peux envoyer des messages. Certaines personnes vous aiment toujours, Dick. Elles seront là si je les préviens.

Muller parla lentement :

— Charles, je lis sur vous l’effort que vous faites pour rester près de moi. Vous sentez ma pourriture et elle vous révulse. Elle vous pénètre dans le ventre, dans la tête et dans le cœur. Vous avez le visage gris et congestionné. Vous resteriez assis à côté de moi même si vous deviez en crever parce que c’est votre genre, Charles. Mais c’est un enfer atroce qui vous déchire et vous torture. Si quelqu’un sur Terre m’aime encore, Charles, le moins que je puisse faire pour elle ou pour lui c’est de l’épargner. Je ne veux rencontrer, ni voir ni parler à personne !

— Comme vous le désirez, Dick, dit Boardman. (Des filets de sueur coulaient de son front sur ses bajoues :) Peut-être changerez-vous d’avis quand nous approcherons de la Terre.