Onze hommes, deux gamins et une douzaine de chiens franchirent la douve. Passé l’enceinte extérieure, la piste était facile à relever dans la terre meuble : l’empreinte des pattes de loup, les traces pesantes d’Hodor, les marques plus superficielles des deux légers Reed. Une fois sous les arbres, le tapis de feuilles et le sol rocheux réduisaient les indices, mais la lice rouge de Farlen n’en avait que faire. Le reste de la meute la talonnait en reniflant et aboyant à qui mieux mieux, deux monstrueux molosses fermaient le ban ; leur taille et leur férocité seraient des plus précieuses pour venir à bout d’un loup-garou acculé.
Theon s’était attendu qu’Osha filerait au sud rallier ser Rodrik ; or, la piste menait au nord par le nord-ouest, soit en plein cœur du Bois-aux-Loups. Il n’aimait pas ça, mais du tout du tout. La farce serait par trop saumâtre si les Stark, en se proposant d’atteindre Motte-la-Forêt, allaient justement se jeter dans les bras d’Asha. Tout plutôt que ça ! même les reprendre morts, songea-t-il aigrement. Mieux vaut passer pour cruel que pour un cornard.
Entre les arbres s’entremêlaient de pâles bouchons de brume. Vigiers et pins plantons se pressaient fort dru dans le coin, et rien de si sombre et lugubre que leur végétation persistante. Le tapis d’aiguilles qui camouflait sous des airs moelleux les mille accidents du terrain rendait si scabreux le pas des chevaux que force était d’aller très lentement. Moins lentement toutefois qu’un balourd accablé d’un infirme ou qu’une rosse osseuse d’un moutard de quatre ans, se ressassait Theon afin de réprimer son exaspération. Il remettrait la main sur eux avant la fin de la journée.
Mestre Luwin trottina le rejoindre comme on suivait une sente à gibier le long d’une ravine. « Jusqu’à présent, messire, je ne discerne aucune différence entre chasse et chevauchée sous bois. »
Theon sourit. « Il existe des similitudes. Mais, au terme de la chasse, il y a du sang.
— Est-ce absolument indispensable ? Telle extravagance qu’ait été leur fuite, ne sauriez-vous leur faire miséricorde ? Ce sont vos frères adoptifs que nous recherchons.
— A l’exception de Robb, aucun Stark ne m’a jamais traité en frère, mais Bran et Rickon valent plus cher vivants que morts.
— C’est également vrai pour les Reed. Moat Cailin se dresse à la lisière des paluds. Son occupation par votre oncle risque de se transformer en séjour aux enfers si lord Howland en décide ainsi. Il lui faudra toutefois s’abstenir aussi longtemps que vous tiendrez ses héritiers. »
Theon n’avait pas envisagé les choses sous cet angle. Ni sous aucun autre, à vrai dire. Il avait superbement ignoré ces bourbeux, sauf à se demander, quand d’aventure, une ou deux fois, son œil s’était égaré sur elle, si Meera avait encore son pucelage. « Peut-être avez-vous raison. Nous les épargnerons dans la mesure du possible.
— Ainsi qu’Hodor, j’espère. Il est simplet, vous le savez. Il fait ce qu’on lui ordonne. Que de fois n’a-t-il pansé votre cheval, savonné votre selle, récuré votre maille… »
Hodor, il s’en fichait éperdument. « S’il ne nous combat, nous lui laisserons la vie. » Theon brandit l’index. « Mais prononcez un seul mot en faveur de la sauvageonne, et vous mourrez avec elle. Libre à vous. Elle ne m’a juré sa foi que pour pisser dessus. »
Le mestre baissa la tête. « Je ne plaide pas la cause des parjures. Faites ce que vous devez. Merci de votre miséricorde. »
Miséricorde, songea Theon pendant que Luwin se laissait à nouveau distancer. Un satané piège. Soyez-en prodigue, et l’on vous taxe de pusillanimité ; avare, et vous voilà un monstre. En tout cas, le mestre venait de lui donner un bon conseil, il le savait. Père ne raisonnait qu’en termes de conquête, mais à quoi rimait-il de vous emparer d’un royaume si vous ne pouviez le garder ? Violence et terreur ne servaient que les courtes vues. Dommage que Ned Stark eût emmené ses filles dans le sud ; en épousant l’une d’elles, Theon eût resserré sa prise sur Winterfell. En plus, joli bibelot que Sansa. Et même, désormais, probablement mûre pour baiser. Mais elle se trouvait à mille lieues d’ici, dans les griffes des Lannister. Pas de pot.
Le bois devenait de plus en plus sauvage. Aux pins et vigiers succédèrent de gigantesques chênes noirs. Des fouillis d’églantiers cachaient jusqu’au dernier moment fondrières et failles. Les collines rocheuses ne s’abaissaient que pour se redresser. On dépassa une métairie déserte et submergée par les herbes folles, et l’on contournait une carrière inondée dont les eaux stagnantes avaient l’éclat gris de l’acier quand la meute poussa des abois forcenés. Se figurant les fuyards à portée, Theon mit Blagueur au trot mais, en fin de compte, ne découvrit que la dépouille d’un faon d’orignac…, ses reliefs du moins.
Il démonta pour l’examiner. La mise à mort, assez récente, était manifestement imputable à des loups. L’odeur surexcitait les chiens, tout autour, et l’un des molosses enfouit ses crocs dans une gigue avant qu’un cri de Farlen ne le rappelle à l’ordre. On n’a pas débité le moindre morceau de la bête, s’aperçut Theon. Les loups ont mangé, mais pas les humains. Quitte à refuser de prendre le risque d’allumer du feu, la logique eût voulu qu’Osha prélevât de cette bonne viande au lieu de la laisser stupidement pourrir. « Es-tu certain, Farlen, que nous suivons la bonne piste ? demanda-t-il. Se pourrait-il que tes chiens traquent d’autres loups ?
— Ma lice ne connaît que trop l’odeur de Broussaille et d’Eté.
— Espérons. Pour ta propre peau. »
Moins d’une heure plus tard, la piste dévala un versant au bas duquel roulaient les flots boueux d’un ruisseau gonflé par les derniers orages. Et c’est là que les chiens la perdirent. Après les avoir emmenés sur l’autre rive en passant à gué, Farlen et Wex reparurent en secouant la tête négativement. « Ils sont bien entrés dans l’eau ici, messire, mais je n’arrive pas à voir où ils en sont sortis », dit le maître-piqueux, tandis que, nez à terre, ses limiers se démenaient en explorations vaines.
Theon descendit de cheval et, s’agenouillant près des flots, y trempa sa main, la retira glacée. « Ils n’auront pu supporter longuement ce froid, dit-il. Emmène la moitié des chiens vers l’aval, j’irai vers l’amont avec… »
Un bruyant claquement de mains l’interrompit.
« Qu’y a-t-il, Wex ? » s’étonna-t-il.
Le muet désigna le sol.
Les abords immédiats du ruisseau étaient détrempés et spongieux. Les empreintes des loups s’y voyaient nettement. « Traces de pattes, oui. Eh bien ? »
Wex enfonça son talon dans la boue puis fit pivoter son pied dans les deux sens. Ce qui creusait une marque profonde.
Joseth devina. « Un géant comme Hodor aurait dû laisser des traces énormes dans cette gadoue, dit-il. Et d’autant plus avec un gosse sur le dos. Or, les seules visibles sont celles de nos propres bottes. Voyez vous-même. »
Non sans effarement, Theon constata le fait. Les loups étaient bien entrés dans les eaux brunâtres, mais seuls. « Osha doit avoir changé de direction quelque part derrière. Avant l’orignac, très probablement. Elle a lancé les loups de leur côté, dans l’espoir de nous faire prendre le change. » Il en retourna sa colère contre les chasseurs. « Si vous m’avez trompé, vous deux…
— Y a jamais eu qu’une seule piste, messire, je vous jure ! se défendit Gariss. Puis jamais les loups-garous se seraient séparés des petits. Ou pas pour longtemps. »