L’un dormait, roulé en boule sous un amoncellement de fourrures. Jon n’en voyait que les cheveux, d’un rouge ardent à la lueur du feu. Assis au plus près des flammes, le deuxième les alimentait de branches et de brindilles et ronchonnait contre la bise d’une voix dolente. Le troisième surveillait le col, en fait trois fois rien à voir, hormis une vaste bolée de ténèbres d’où émergeait le torse enneigé des montagnes. C’était ce dernier qui portait le cor.
Trois. Il en fut d’abord décontenancé. Ils ne devaient être que deux. Mais l’un d’eux dormait. Puis deux, trois, vingt, quelle importance ? Il fallait accomplir la tâche pour laquelle il était venu. Vipre lui toucha le bras, pointa l’index vers le type au cor. Jon acquiesça d’un hochement vers celui du feu. Ça faisait un drôle d’effet, choisir sa victime. Même quand on avait passé la moitié de ses jours à s’entraîner, muni d’une épée et d’un bouclier, précisément en vue de cet instant-là. Robb a-t-il éprouvé ce trouble, avant sa première bataille ? se demanda-t-il, mais ce n’étaient ni le lieu ni l’heure d’en ergoter. Avec une célérité digne de son sobriquet, Vipre fondait déjà sur les sauvageons, talonné par une averse de gravillons. Jon dégaina Grand-Griffe et fonça.
Il eut l’impression que l’affaire se réglait en un clin d’œil. Il n’eut qu’après coup le loisir d’admirer la bravoure du sauvageon qui, au lieu de brandir sa lame, voulait d’abord donner l’alarme et portait bien le cor à ses lèvres mais n’en pouvait sonner, car le branc de Vipre venait de l’en déposséder. Au même instant, son adversaire personnel bondissait sur ses pieds et lui dardait à la figure un brandon dont il percevait nettement la cuisante flamme, alors même qu’il l’esquivait par un mouvement de recul et, du coin de l’œil, voyant s’agiter le dormeur, comprenait qu’il fallait en finir au plus vite avec le premier. Comme le brandon balayait derechef l’espace, il se ruait carrément dessus, faisant à deux mains tournoyer son épée bâtarde, l’acier valyrien se frayait passage à travers cuirs, fourrures, lainages et chair, mais la chute en vrille du sauvageon le lui arrachait des mains. Sans quitter son tas de fourrures, le dormeur était sur son séant. Jon dégainait son poignard, empoignait l’homme aux cheveux, lui pointait la lame sous le menton pour le – la… – non – sa main se paralysa. « Une fille.
— Un guetteur, rectifia Vipre. Du sauvageon. Achève-moi ça. »
La peur et le feu luisaient dans les yeux de la fille. Du point de sa gorge blanche que piquait le poignard s’écoulait un mince filet de sang. Une simple poussée, se dit-il, et c’est terminé. Il était si près d’elle qu’il discernait dans son haleine des relents d’oignon. Mon âge, pas plus. Sans qu’il existât la moindre ressemblance, quelque chose en elle évoqua tout à coup l’image d’Arya. « Veux-tu te rendre ? » demanda-t-il en imprimant un demi-tour au poignard. Et si elle refuse ?
« Je me rends. » Une bouffée de vapeur dans l’air froid.
« Alors, te voici notre prisonnière. » Son poignard s’écarta de la chair fragile.
« Qhorin a jamais dit de faire des prisonniers, protesta Vipre.
— Ni l’inverse. » Sa main lâcha les cheveux de la fille qui se recula précipitamment.
« C’est une guerrière. » Vipre indiqua d’un geste une longue hache à proximité des fourrures. « Elle allait s’emparer de ça quand tu l’as immobilisée. Ne lui donne qu’une demi-chance, et elle te la plante entre les deux yeux.
— Je me garderai de la lui donner. » Un coup de pied propulsa la hache hors de portée de la captive. « Tu as un nom ?
— Ygrid. » Elle se palpa la gorge et contempla d’un air stupide ses doigts rougis.
Après avoir rengainé son poignard, Jon extirpa Grand-Griffe de sous le cadavre. « Tu es ma prisonnière, Ygrid.
— Je vous ai dit comment je m’appelle.
— Moi, c’est Jon Snow. »
Elle sursauta. « Nom de malheur.
— Nom de bâtardise, dit-il. Mon père était lord Eddard Stark de Winterfell. »
Comme elle dévisageait Jon avec méfiance, Vipre, lui, se mit à ricaner, vachard. « Dis, c’est pas les prisonniers qui seraient censés bavarder, des fois ? » Il jeta une longue branche dans le feu. « Pas qu’elle acceptera. J’en ai connu, des sauvageons, qui se rongeaient plutôt la langue que de te répondre. » Quand il vit la branche flamber gaiement, il la balança vers le précipice. Elle y tomba en tournoyant, et la nuit l’engouffra.
« Devriez brûler ces deux que vous avez tués, dit Ygrid.
— Faudrait un feu plus gros pour ça, et un gros feu, ça fait des flammes un peu trop jolies. » Vipre se détourna et se mit à scruter les horizons noirs en quête de quelque lueur. « Y a plein d’autres sauvageons dans le coin, c’est ça ?
— Brûlez-les, répéta-t-elle d’un ton buté, ou ça se pourrait qu’il vous faudra vos épées de nouveau. »
A ces mots, Jon revit les mains noires et glacées d’Othor. « Peut-être que nous ferions bien de suivre son conseil.
— Y a d’autres moyens. » Vipre s’agenouilla près du type au cor et, après l’avoir dépouillé de ses manteau, bottes, lainages et ceinturon, le chargea sur son épaule maigre, le porta jusqu’au bord du vide et, d’un grognement, l’y jeta. Un moment après leur parvint, de beaucoup plus bas, le bruit flasque de l’écrasement. Une fois le second cadavre dénudé, le patrouilleur se mit à le traîner par les bras. Jon le prit par les pieds et, à eux deux, ils le larguèrent à son tour dans le gouffre noir.
Ygrid avait regardé sans piper. Beaucoup plus vieille que Jon n’avait cru d’abord, elle pouvait bien avoir pas loin de vingt ans, mais elle était petite pour son âge, avec une frimousse ronde, des jambes arquées, des mains menues, le nez camus. Sa tignasse rouge s’ébouriffait en tous sens. La posture à croupetons lui donnait un air grassouillet, mais qui tenait pour l’essentiel à tous les lainages, fourrures et cuirs qui l’empaquetaient. Elle devait être aussi maigrichonne, là-dessous, qu’Arya.
« C’est nous que tu étais chargée de guetter ? demanda Jon.
— Vous et d’autres. »
Vipre se réchauffait les pattes au-dessus du feu. « Y a quoi, derrière le col ?
— Le peuple libre.
— Ça fait combien de monde ?
— Des cents et des mille. Plus que t’as jamais vu, corbac. » Son sourire révéla des dents crochues mais d’une blancheur éclatante.
Elle ignore leur nombre. « Qu’êtes-vous venus faire par ici ? »
Elle demeura muette.
« Qu’est-ce qui attire votre roi dans les Crocgivre ? Vous ne pouvez pas vous y installer. On n’y trouve rien à manger. »
Elle détourna son visage.
« Vous comptez marcher contre le Mur ? Quand ? »
Elle fixait les flammes, comme frappée de surdité.
« Sais-tu quelque chose à propos de mon oncle, Benjen Stark ? »
Elle persista à l’ignorer. Vipre se mit à rire. « Si ça finit par cracher sa langue, dis pas que je t’avais pas prévenu. »
Un grondement sourd se répercuta de rocher en rocher. Lynx, identifia Jon instantanément. Un second retentit, plus proche, comme il se levait. L’épée au clair, il tourna sur lui-même, l’oreille aux aguets.
« Pas à nous qu’ils en veulent, dit Ygrid. C’est les morts qui les attirent. L’odeur du sang, ils sentent d’une lieue. Vont se tenir près des cadavres jusqu’à ce qu’ils aient bouffé toute la bidoche et croqué les os. Pour la moelle. »