Multiplié par les échos, le boucan du festin rendit Jon patraque. La chaleur du feu lui révélait déjà qu’il n’en pouvait plus, mais le moyen de dormir ? Il avait fait un prisonnier, la garde lui en incombait. « C’étaient des parents à toi ? reprit-il à voix basse. Les deux que nous avons tués ?
— Pas plus que vous.
— Moi ? » Il fronça le sourcil. « Que veux-tu dire ?
— Vous avez dit que vous êtes le bâtard à Winterfell.
— Je le suis.
— C’était qui, votre mère ?
— Une femme. Il n’y a guère d’exceptions. » Quelqu’un lui avait dit ça, un jour. Il ne se rappelait plus qui.
Elle sourit à nouveau, ses dents étincelèrent. « Et elle vous a jamais chanté la chanson de la rose d’hiver ?
— Je n’ai pas connu ma mère. Et jamais entendu parler de cette chanson.
— Une chanson de Baël le Barde, précisa-t-elle. Qu’était roi-d’au-delà-du-Mur voilà très très longtemps. Tout le peuple libre connaît ses chansons, mais vous les chantez pas, peut-être, dans le sud.
— Winterfell n’est pas dans le sud, objecta-t-il.
— Si fait. C’est le sud, pour nous, tout ce qu’y a de l’autre côté du Mur. »
Il n’avait jamais envisagé les choses de ce point de vue. « Tout dépend de l’endroit où on se trouve, hein ?
— Ouais, convint-elle. Toujours.
— Dis-moi… », commença-t-il d’un ton pressant. Des heures et des heures s’écouleraient avant que n’arrive Qhorin, et une histoire l’aiderait à lutter contre le sommeil. « J’entendrais volontiers le conte dont tu parlais.
— Il risque de pas vous plaire.
— Je l’écouterai tout de même.
— Lala, courageux, le corbac ! ironisa-t-elle. Eh bien, des années et des années avant de régner sur le peuple libre, Baël était un fameux guerrier. »
Vipre émit un reniflement de mépris. « Tu veux dire pillard, tueur et violeur, quoi.
— Ça aussi, ça dépend de l’endroit qu’on se trouve, rétorqua-t-elle. Le Stark de Winterfell voulait la tête de Baël, mais il pouvait jamais l’attraper, et ça lui mettait la bile au gosier. Un jour, l’amertume le fit traiter Baël de lâche qui s’attaquait qu’aux faibles. En apprenant ça, Baël jura de donner une leçon au lord. Alors, il escalada le Mur, dévala la route Royale et fit son entrée à Winterfell, un soir d’hiver, la harpe à la main, sous le nom de Sygerrik de Skagos. Or, sygerrik signifie “fourbe”, dans la langue que les Premiers Hommes parlaient, celle que parlent toujours les géants.
« Nord ou sud, les chanteurs sont bienvenus partout. Aussi, Baël mangea à la propre table de lord Stark et joua pour le lord installé dans son grand fauteuil jusqu’à la mi-nuit. Les vieilles chansons, il jouait, et des nouvelles faites par lui-même, et il jouait et chantait si bien qu’à la fin le lord lui offrit de choisir lui-même sa récompense. “Une fleur est tout ce que je demande, répondit Baël, la plus belle fleur qui fleurit dans les jardins de Winterfell.”
« Or, il se trouva que les roses d’hiver commençaient tout juste à fleurir, et qu’y a pas de fleur si rare et si précieuse. Aussi, le Stark envoya dans ses jardins de verre et commanda qu’on coupe la plus belle des roses d’hiver pour payer le chanteur. Et ainsi fut fait. Mais, le matin venu, le chanteur s’était envolé…, et aussi la fille vierge de lord Brandon. Son lit, on le trouva vide, à part que, sur l’oreiller où sa tête avait reposé, reposait désormais la rose bleu pâle gagnée par Baël. »
Ce conte, Jon l’entendait pour la première fois. « De quel Brandon s’agirait-il ? Brandon le Bâtisseur vivait à l’Age des Héros, des milliers d’années avant ton Baël. Il y a bien eu Brandon l’Incendiaire et son père, Brandon le Caréneur, mais…
— Celui-là était Brandon le Sans-fille, coupa-t-elle sèchement. Vous voulez entendre le conte, ou pas ? »
Il se rembrunit. « Vas-y.
— Lord Brandon n’avait pas d’autre enfant. A sa prière, les corbeaux noirs s’envolèrent par centaines de leurs châteaux, mais nulle part ils ne trouvèrent la moindre trace de Baël ou de cette fille. Ils cherchèrent pendant près d’un an mais, là, le lord perdit courage et s’alita. Tout semblait présager que la lignée des Stark était sur le point de s’éteindre quand, une nuit où il gisait, attendant la mort, lord Brandon entendit des vagissements. Guidé par eux, il découvrit sa fille qui, de retour dans sa chambre, dormait, un nouveau-né contre son sein.
— Baël l’avait ramenée ?
— Non. De tout ce temps, ni lui ni elle n’avaient quitté Winterfell mais vécu cachés sous le château avec les morts. La fille aimait Baël si passionnément qu’elle lui donna un fils, dit la chanson… mais, à la vérité, toutes les filles aiment Baël dans les chansons qu’il composa. Quoi qu’il en soit, ce qui est sûr, c’est que Baël laissa l’enfant pour payer la rose qu’il avait cueillie de son propre chef, et que le garçon devint le lord Stark suivant. Et voilà comment vous avez dans vos veines du sang de Baël, comme moi.
— Pure affabulation », dit Jon.
Elle haussa les épaules. « Peut-être, et peut-être pas. Une belle chanson, de toute manière. Ma mère me la chantait. Elle aussi était une femme, Jon Snow. Comme la vôtre. » Elle se frotta la gorge, là où le poignard l’avait entamée. « La chanson s’achève sur la découverte du nouveau-né, mais la fin de l’histoire est plus sombre. Quand, devenu roi-d’au-delà-du-Mur, Baël, trente ans plus tard, mena le peuple libre au sud, c’est le jeune lord Stark qui l’affronta au Gué Gelé… et qui le tua, parce que, quand ils en vinrent à croiser le fer, Baël ne voulut pas verser le sang de son propre fils.
— De sorte qu’il périt à sa place ?
— Oui. Mais les dieux haïssent ceux qui, même à leur insu, tuent leurs propres parents. Quand lord Stark revint de la bataille avec la tête de Baël fichée sur sa pique, ce spectacle affligea sa mère si fort qu’elle se précipita du haut d’une tour. Lui-même ne lui survécut guère. L’un de ses vassaux le dépeça pour s’en faire un manteau.
— Ton Baël n’était qu’un menteur, affirma-t-il, désormais certain de son fait.
— Non, dit-elle, simplement, la vérité d’un barde et la vôtre ou la mienne sont différentes. En tout cas, vous vouliez le conte, je vous l’ai conté. » Elle se détourna de lui, ferma les paupières et eut tout l’air de s’endormir.
L’aube et Qhorin survinrent de conserve. La roche noire était devenue grise et le ciel indigo, à l’est, quand Vipre repéra l’ascension sinueuse des patrouilleurs. Jon réveilla sa prisonnière et la prit par le bras pour s’avancer à leur rencontre. Au nord et à l’ouest existaient heureusement des moyens d’accéder au col beaucoup plus affables que l’itinéraire emprunté la veille. Tous trois se tenaient dans une passe étroite lorsque apparurent les frères noirs, menant les chevaux par la bride. Alerté par son flair, Fantôme se précipita. Jon s’accroupit et laissa les mâchoires du loup se refermer autour de son poignet et lui secouer voracement la main. Cela n’était qu’un jeu, pour eux, mais, lorsqu’il releva la tête, il vit Ygrid écarquiller des yeux aussi gros et blancs que des œufs de poule.
En apercevant la prisonnière, Qhorin Mimain s’abstint de tout commentaire. « Ils étaient trois », l’informa Vipre. Sans plus.
« On en a croisé deux, dit Ebben. Enfin, ce qu’en avaient laissé les chats. » Il posa sur Ygrid un regard hostile, et chacun de ses traits clamait la méfiance.
« Elle s’est rendue », se sentit tenu de déclarer Jon.
Qhorin demeura impassible. « Tu sais qui je suis ?
— Qhorin Mimain. » Elle avait presque l’air d’un gosse, à côté de lui, mais lui faisait face, hardiment.