« A son arrivée, Stannis aura, de l’avis général, dix fois plus d’hommes que Joffrey. »
Dontos lui pressa l’épaule. « L’importance de son armée ne compte pas, ma bien-aimée, tant qu’il se trouve du mauvais côté de la rivière. Il ne peut traverser sans bateaux.
— Mais il en a. Plus que Joffrey.
— C’est une longue course, d’Accalmie jusqu’ici. Sa flotte doit contourner le Bec de Massey, franchir le Gosier puis enfiler la baie de la Néra. Sait-on jamais si, dans leur bonté, les dieux ne vont pas déchaîner contre elle une tempête afin d’en purifier les mers ? » Il eut un sourire encourageant. « Je sais, ce n’est pas facile, pour vous, mais patience, mon enfant, patience. Au retour de mon ami, nous l’aurons, notre bateau. Ayez foi en votre Florian, et tâchez de vous apaiser. »
Elle s’enfonça les ongles dans la main. La peur lui nouait, triturait le ventre et empirait de jour en jour. Depuis le départ de la princesse Myrcella, des cauchemars d’émeute la hantaient, la nuit ; des visions sinistres, oppressantes qui la réveillaient en sursaut, le souffle coupé, dans le noir. C’était à elle que s’adressaient les cris de la foule, des cris inarticulés, des cris de fauve. Elle qu’on avait cernée, lapidée d’ordures et tenté d’arracher de selle, à elle qu’il serait arrivé bien pire si le Limier n’était venu, d’estoc et de taille, la secourir, alors qu’on mettait en pièces le Grand Septon, et qu’une pierre écrabouillait le crâne de ser Aron. Tâchez de vous apaiser, disait-il !
Mais la ville entière mourait de peur. Même des remparts du château, ça crevait les yeux. Les petites gens se terraient, comme si volets clos et portes barricadées devaient suffire à les préserver. Comme si, la dernière fois, les Lannister n’avaient à leur guise pillé, violé, massacré des centaines d’habitants, bien que Port-Réal eût ouvert ses portes. Or, cette fois-ci, le Lutin entendait se battre, et quelle espèce de miséricorde pouvait espérer, je vous prie, une ville qui s’était battue ? Aucune.
Dontos babillait toujours. « Si j’étais encore chevalier, je serais tenu d’endosser l’armure et d’aller comme les autres garnir les murs. Pour m’avoir épargné cela, je devrais baiser les pieds du roi Joffrey et lui charmer l’oreille de ma gratitude.
— Remerciez-le donc de vous avoir fait fol, il vous refera chevalier ! » dit-elle vertement.
Il se mit à glousser. « Quelle fine mouche, oh…, que ma Jonquil !
— Joffrey et sa mère me disent idiote.
— Tant mieux. Vous n’en êtes que davantage en sécurité, ma bien-aimée. La reine Cersei et le Lutin et lord Varys et leurs pareils, tous s’épient mutuellement comme des gerfauts, chacun paie tel et tel pour espionner ce que font les autres, mais aucun ne s’embarrasse de la fille de lady Tanda, si ? » Il se couvrit le bec pour étouffer un rot. « Les dieux vous gardent, ma Jonquillette. » Il devenait pleurnichard. Sa manière à lui de cuver. « Un petit baiser, maintenant, pour votre Florian. Un baiser de chance. » Il chaloupa vers elle.
Esquivant les lèvres humides qui tâtonnaient, Sansa effleura une joue hirsute et souhaita bonne nuit. Il lui fallut toute son énergie pour ne pas éclater en pleurs. Elle n’avait que trop pleuré, ces derniers temps. Une inconvenance qu’elle déplorait, mais elle n’arrivait pas à s’en empêcher ; les larmes surgissaient, parfois pour une bagatelle, et rien, comment qu’elle s’y prît, rien ne réussissait à les refouler.
On ne gardait plus le pont-levis d’accès à la Citadelle de Maegor. Le Lutin avait déménagé la plupart des manteaux d’or vers les murs de la ville, et les blancs chevaliers de la Garde étaient sollicités par des tâches autrement cruciales que de japper aux talons d’une Sansa Stark. Libre à elle, pourvu qu’elle n’essayât pas de quitter le château, de se rendre où elle en avait envie, mais il n’était nulle part où elle eût envie de se rendre.
Après avoir franchi la douve sèche hérissée de ses abominables piques en fer, elle grimpa l’étroit escalier qui menait chez elle mais, arrivée devant sa porte, la seule idée de se renfermer lui fut insupportable. Elle se sentait prise au piège, entre ces quatre murs-là ; et elle avait le sentiment, lors même que la fenêtre était grande ouverte, d’y manquer d’air pour respirer.
Elle se détourna donc du vantail et poursuivit son ascension. La fumée barbouillait si bien les étoiles et le maigre croissant de lune que la terrasse de la tour n’était qu’ombres poisseuses et ténèbres. De là du moins Sansa pouvait-elle tout voir : les hautes tours du Donjon Rouge et la puissance des bastions d’angle, le fouillis des rues, dessous, la course noire de la rivière, au sud et à l’ouest, à l’est, la baie, et, de toutes parts, des gerbes d’escarbilles et des colonnes de fumée, des feux, des feux, des feux. Telles des fourmis équipées de torches, des soldats grouillaient sur les murs de la ville et dans les hourds qui doublaient désormais le chemin de ronde. A la porte de la Gadoue se discernait vaguement, parmi les tourbillons de fumée et dominant le rempart d’une bonne vingtaine de pieds, la silhouette géante des trois catapultes, les plus grosses qu’on eût jamais vues. Mais rien là n’était de nature à rassurer un peu Sansa. Une douleur fulgurante la traversa, qui lui arracha un sanglot et la plia en deux. Elle aurait pu tomber si, les ténèbres s’animant soudain, des doigts de fer ne l’avaient saisie par le bras et rétablie sur pied.
Elle agrippa un merlon pour se soutenir, ses ongles griffèrent la pierre rugueuse. « Laissez-moi ! s’écria-t-elle, allez-vous-en !
— Le petit oiseau croit avoir des ailes, oui ? Ou désires-tu finir estropiée comme certain frère à toi ? » Elle gigotait pour se libérer. « Je n’allais pas tomber. J’ai seulement eu…, vous m’avez surprise, voilà tout.
— Tu veux dire terrifiée. Et je te terrifie encore. »
Elle inspira un grand bol d’air pour recouvrer son calme. « Je me croyais seule, je… » Elle détourna son regard.
« Le petit oiseau ne peut toujours pas supporter ma vue, n’est-ce pas ? » Il la relâcha. « Tu as été quand même assez contente de la voir, ma tête, quand la populace allait t’avoir. Te rappelles ?
Elle se rappelait trop bien. Tous les détails. La manière dont les gens hurlaient. La sensation du sang qui dégoulinait le long de sa joue, après qu’une pierre l’avait atteinte. L’haleine à l’ail de l’homme qui essayait de l’attirer à terre. Elle sentait encore le cruel étau des doigts sur son poignet tandis que, perdant l’équilibre, elle commençait à tomber.
Et elle se voyait perdue quand les doigts s’étaient convulsés, les cinq, tout d’un coup, sur un hurlement de l’homme, aussi strident qu’un hennissement, puis ouverts, et une poigne autrement plus forte l’avait raffermie en selle. Le puant l’ail gisait au sol, inondé par le sang qui giclait de son moignon de bras, mais cent trognes la cernaient toujours, hérissées de bâtons. Le Limier fonçait là-dedans, l’acier fulgurait parmi son propre sillage de vapeur pourpre, et la débandade des agresseurs était saluée par un rire énorme qui, l’espace de quelques secondes, transfigurait l’épouvantable visage carbonisé.
Sansa se contraignit à le regarder en face, vraiment en face. Par courtoisie pure, mais une dame se doit de ne jamais oublier ses bonnes manières. Les cicatrices ne sont pas ce qu’il a de pire, ni même la façon dont se tord sa bouche. Mais ces yeux… Jamais elle n’avait vu d’yeux si fous de fureur. « Je… j’aurais dû venir vous rendre visite, après, dit-elle d’une voix mal assurée. Pour vous remercier de… – de m’avoir sauvée… – de vous être montré si brave…