— Brave ? s’esclaffa-t-il, mais comme en grondant. Un chien n’a que faire de bravoure contre des rats. Ils étaient à trente contre un, et il ne s’en est pas trouvé un seul pour oser m’affronter. »
Elle détestait sa façon d’en parler, ce ton âpre et rageur. « Vous jubilez donc de terrifier les gens ?
— Non. Je jubile de les tuer. » Sa bouche se tordit. « Plisse ton minois tant que tu voudras, mais épargne-moi tes simagrées de compassion. Tu es issue de la portée d’un grand seigneur. Auras-tu le front de me soutenir que lord Eddard Stark de Winterfell n’a jamais tué ?
— Il accomplissait son devoir. Mais sans y prendre aucun plaisir.
— C’est ce qu’il t’a raconté ? » Il se remit à rire. « Ton père mentait. Il n’est rien de plus agréable au monde que de tuer. » Il tira sa longue épée. « La voici, tiens, ta vérité. Ton inestimable père en a eu la révélation sur le parvis de Baelor. Sire de Winterfell, Main du roi, gouverneur du Nord, le puissant Eddard Stark, noble rejeton d’une lignée vieille de huit mille ans… ? L’acier d’Ilyn Payne ne lui en a pas moins tranché le cou, non ? Te souviens, la gigue qu’il a dansée quand sa tête a quitté ses épaules ? »
Elle s’étreignit à deux bras, brusquement glacée. « Pourquoi tant de haine, toujours ? J’étais en train de vous remercier…
— Exactement comme si j’étais l’un de ces véritables chevaliers que tu aimes tant, oui. A quoi crois-tu que ça sert, un chevalier, fillette ? Uniquement à prendre les couleurs des dames et à faire joli dans la plate d’or, tu crois ? Les chevaliers servent à tuer. » Il lui appuya juste sous l’oreille, en travers du cou, le fil de l’épée. Elle percevait nettement le tranchant de l’acier. « J’avais douze ans quand j’ai tué mon premier homme. Combien j’en ai tué depuis, j’ai perdu le compte. De grands seigneurs à patronymes antiques, des richards gras à lard accoutrés de velours, des chevaliers bouffis comme des outres de leur honneur, oh oui, et des femmes et des enfants aussi – barbaque que tout ça, et je suis le boucher. Grand bien leur fasse d’avoir leur or et leurs terres et leurs dieux. Grand bien leur fasse d’avoir leurs sers. » Sandor Clegane lui cracha aux pieds pour bien montrer quel cas il faisait de tels brimborions. « Moi, tant que j’ai ceci, reprit-il en délaissant sa gorge pour faire miroiter la lame, il n’est pas homme au monde dont j’aie à trembler. »
Sauf de votre frère, songea Sansa, mais trop avisée pour le lui lancer. Un chien, comme il le proclame lui-même. Un chien à demi sauvage, pétri d’abjection, un chien prêt à mordre la moindre main qui cherche à l’apprivoiser, mais un chien prêt aussi à déchiqueter quiconque se mêlerait de toucher à ses maîtres. « Même pas de ceux qui campent sur l’autre berge ? »
Les yeux de Clegane se portèrent vers les feux lointains. « Tous ces incendies… » Il remit l’épée au fourreau. « Que les pleutres pour se faire du feu une arme.
— Lord Stannis n’est pas un pleutre.
— Ni non plus l’homme qu’était son frère. Jamais Robert ne se serait laissé arrêter par un obstacle aussi minable qu’une rivière.
— Que comptez-vous faire lorsqu’il la traversera ?
— Me battre. Tuer. Mourir, éventuellement.
— N’avez-vous pas peur ? Les dieux risquent fort de vous précipiter dans quelque enfer épouvantable, pour châtier tous vos forfaits.
— Quels forfaits ? » Il éclata de rire. « Quels dieux ?
— Les dieux dont nous sommes les créatures, tous.
— Tous ? railla-t-il. Dis-moi donc, oiselet, quel genre de dieu peut bien bricoler un monstre comme le Lutin, ou une crétine comme la fille de lady Tanda ? Les dieux, s’il en existe, créent les brebis pour que les loups mangent du mouton, et ils créent les faibles pour que s’en amusent les forts.
— Les véritables chevaliers protègent les faibles. »
Il renifla. « Il n’y a pas de véritables chevaliers, pas plus qu’il n’y a de dieux. Si tu n’es pas capable de te protéger toi-même, crève et cesse d’encombrer le passage à ceux qui le sont. L’acier qui coupe et les bras costauds gouvernent ce monde : hors de cela, tu te goberges d’illusions. »
Elle s’écarta vivement. « Vous êtes ignoble.
— Je suis honnête. C’est le monde qui est ignoble. A présent, petit oiseau, renvole-toi vite, j’en ai jusque-là de tes pépiements. »
Elle déguerpit sans un mot. Sandor Clegane lui faisait une peur affreuse… et, pourtant, quelque chose en elle aurait bien souhaité trouver chez ser Dontos une once de l’effarante férocité du Limier. Il y a des dieux, se dit-elle, et il y a aussi de véritables chevaliers. Il ne se peut pas que les contes soient tous mensongers.
Elle rêva de nouveau de l’émeute, cette nuit-là. La foule démontée l’assaillait, telle une bête à mille mufles, de ses vociférations. De quelque côté qu’elle se tournât, elle ne voyait que trognes convulsives, masques inhumains, monstruosités. Elle essayait bien, tout en larmes, de leur dire son innocence et qu’elle ne leur avait jamais fait de mal, ils cherchaient tout de même à l’arracher de selle. « Non, criait-elle en pleurant, non, par pitié, non, non ! » Mais ils n’en tenaient aucun compte. Elle appelait à pleine gorge et ser Dontos et ses frères et son père mort et sa louve morte et le vaillant ser Loras qui lui avait, jadis, offert une rose rouge, mais aucun d’entre eux ne venait. Elle appelait à son secours les héros des chansons, les Florian, ser Ryam Redwyne et le prince Aemon Chevalier-Dragon, mais tous demeuraient sourds. Des femmes grouillaient autour d’elle comme des fouines, lui pinçaient les jambes et lui bourraient le ventre de coups de pied, quelqu’un la frappait en pleine figure, et elle sentait ses dents se briser, quand elle vit luire l’éclat de l’acier. Le couteau plongea dans ses entrailles et les lacéra lacéra lacéra, lacéra jusqu’à ce que d’elle, à terre, ne subsistât rien, plus rien d’autre que des lanières éparses à reflets gluants.
A son réveil, le petit matin pâlissait sa fenêtre, mais elle se sentit aussi nauséeuse et rossée que si elle n’avait pas fermé l’œil un instant. Ses cuisses étaient comme visqueuses. Elle repoussa la couverture, et la seule idée qu’au vu du sang lui dicta son marasme fut qu’elle n’avait qu’à demi rêvé. Le couteau de ses souvenirs l’avait bel et bien fouaillée, labourée. Prise de panique, elle se débattit, rua dans ses draps, tomba au pied du lit, suffocante et nue, sanglante, horrifiée.
A quatre pattes elle était là, recroquevillée, quand la cingla l’illumination. « Non, par pitié, pleurnicha-t-elle, par pitié, non. » Elle ne voulait pas que ça lui arrive, pas maintenant, pas ici, pas maintenant, pas maintenant, pas maintenant, pas maintenant.
Une démence prit possession d’elle. Se hissant debout contre le chevet, elle se traîna jusqu’à la cuvette et se lava furieusement pour éliminer tout ce sang poisseux. La vue de l’eau rose l’affola, quand elle eut fini. Au premier regard, les servantes sauraient. Et le linge de lit ? se souvint-elle alors en se précipitant. Rouge sombre s’y étalait une tache qui racontait tout. Perdant la tête, elle n’eut plus qu’une hantise, l’éliminer, coûte que coûte, qu’on ne voie pas, et elle ne pouvait se permettre de laisser voir, ou on la marierait avec Joffrey, on la forcerait à coucher avec lui.
Saisissant en toute hâte son couteau, elle se mit à taillader le drap pour découper la tache. Et si l’on m’interroge pour le trou, que dire ? Les larmes l’inondèrent. Elle arracha du lit le drap saccagé, puis la couverture, maculée aussi. Mais que faire de ces pièces à conviction ? Les brûler. Elle les mit en boule, les fourra dans la cheminée, les imbiba d’huile avec sa lampe de chevet et y mit le feu. S’apercevant alors que le sang avait traversé le drap et trempé le matelas de plume, elle roula celui-ci à son tour, mais il était volumineux, encombrant, difficile à déplacer. Elle ne parvint à l’insérer qu’à demi dans les flammes. A deux genoux, elle s’efforçait de l’y pousser tout entier, sans souci des gros nuages de fumée grise qui s’amoncelaient dans la chambre et l’environnaient quand elle entendit la porte s’ouvrir brusquement sur une servante qui poussa un cri étranglé.