Remarque judicieuse, estima Jon. S’il eût été plaisant de chevaucher un peu au grand jour et de laisser l’éclatant soleil des montagnes vous déglacer la carcasse à travers le manteau, la prudence devait prévaloir. Où s’étaient trouvés trois guetteurs s’en pouvaient dissimuler d’autres, prêts à sonner l’alarme.
A peine lové sous sa pelisse élimée, Vipre s’endormit. Jon partagea avec Fantôme son bœuf salé, pendant qu’Ebben et Sieur Dalpont donnaient aux chevaux leur picotin. Qhorin Mimain s’assit contre un rocher pour affûter tout du long, à longs et lents gestes, sa longue épée. Jon le regarda faire un moment puis, prenant son courage à deux mains, s’en fut le trouver. « Messire, dit-il, vous ne m’avez pas demandé comment ça s’était passé. Avec la fille.
— Pas de “messire” avec moi, Jon Snow, je ne suis pas noble. » Coincée entre les deux doigts épargnés par la mutilation, la pierre glissait tendrement sur l’acier.
« Elle affirmait que Mance me prendrait volontiers, si j’acceptais de fuir avec elle.
— Elle disait vrai.
— Elle prétendait même que nous étions parents. Elle m’a conté une histoire…
— … à propos de Baël le Barde et de la rose de Winterfell. Vipre m’en a parlé. Il se trouve que je connais la chanson. Mance la chantait, autrefois, retour de patrouille. La musique sauvageonne, il en raffolait. Ouais, comme de leurs femmes.
— Vous l’avez connu ?
— Nous l’avons tous connu. » Il y avait de la tristesse, dans sa voix.
Ils étaient amis tout autant que frères, comprit soudain Jon, et, maintenant, ils sont ennemis jurés. « Pourquoi a-t-il déserté ?
— Pour une fille, selon certains. Pour une couronne, selon d’autres. » Le gras de son pouce éprouva le fil de l’épée. « Du goût pour les femmes, il en avait, Mance, et il n’était pas homme à ployer les genoux sans mal, c’est exact. Mais il y avait plus. Il aimait mieux la sauvagerie que le Mur. Né sauvageon, il avait été capturé, tout gosse, lors d’une expédition contre les meurtriers de quelques patrouilleurs. En quittant Tour Ombreuse, il ne faisait que rentrer chez lui.
— C’était un bon patrouilleur ?
— Le meilleur de nous, dit Qhorin, et le pire aussi. Il faut être imbécile comme Petibois pour mépriser les sauvageons. Ils sont aussi braves que nous, Jon. Aussi forts, aussi prompts, aussi intelligents. Mais ils n’ont pas de discipline. Ils s’appellent eux-mêmes le peuple libre, et chacun s’estime aussi digne qu’un roi et plus savant qu’un mestre. Mance était pareil. Il n’a jamais pu apprendre à obéir.
— Moi non plus », souffla Jon.
Qhorin le vrilla de ses prunelles grises avec une redoutable sagacité. « Ainsi, tu l’as laissée filer ? » Le ton ne marquait aucune espèce d’étonnement.
« Vous savez ?
— A l’instant. Dis-moi pourquoi tu l’as épargnée. »
Il était difficile de le formuler. « Mon père n’a jamais recouru aux services d’un bourreau. Il disait devoir à ceux qu’il allait tuer de les regarder dans les yeux et d’écouter leurs derniers mots. Et quand j’ai regardé dans les yeux d’Ygrid, je… » Il fixa ses mains d’un air désespéré. « Elle était une ennemie, je sais, mais l’esprit du mal ne l’habitait pas.
— Pas plus que les deux autres.
— C’était leur vie ou la nôtre, dit Jon. S’ils nous avaient repérés, s’ils avaient sonné de ce cor…
— Les sauvageons nous prenaient en chasse et nous tuaient, affaire entendue.
— Tandis que le cor se trouve, maintenant, entre les mains de Vipre, et que nous avons pris la hache et le poignard d’Ygrid. Elle est derrière nous, désarmée, à pied…
— Bref, peu à même de constituer une menace, accorda Mimain. S’il m’avait absolument fallu sa tête, c’est à Ebben que j’aurais confié la besogne. A moins de m’en charger moi-même.
— Mais alors, pourquoi me l’avoir commandée ?
— Je ne l’ai pas commandée. Je t’ai simplement dit de faire le nécessaire, te laissant seul juge de ce qu’il serait. » Il se leva pour glisser l’épée dans son fourreau. « Lorsque je veux l’escalade d’une falaise, c’est à Vipre que je fais appel. S’il me fallait ficher une flèche, par grand vent, dans l’œil de quelque adversaire au cours d’une bataille, je convoquerais Sieur Dalpont. Ebben saurait faire cracher ses secrets à n’importe qui. Pour mener des hommes, on doit les connaître, Jon Snow. Je te connais mieux à présent que je ne faisais ce matin.
— Et si je l’avais tuée ? demanda Jon.
— Elle serait morte, et je te connaîtrais aussi mieux qu’auparavant. Mais assez causé. Tu devrais déjà dormir. Nous avons maintes lieues à faire et maints dangers à affronter. Tu auras besoin de toute ton endurance. »
Sans doute le sommeil se laisserait-il désirer, mais l’avis de Qhorin était à l’évidence pertinent. Jon se trouva une place à l’abri du vent, sous un surplomb rocheux, et retira son manteau pour l’utiliser comme couverture. « Fantôme, appela-t-il, ici. Viens. » Il dormait toujours mieux, lorsque le grand loup blanc s’allongeait à ses côtés ; il puisait comme un réconfort dans son odeur fauve, et la chaleur de sa bonne fourrure n’était pas à dédaigner non plus. Mais Fantôme, cette fois, se contenta de répondre par un bref coup d’œil avant de se détourner puis, passant au large des chevaux, de s’évanouir. Il souhaite chasser, se dit Jon. Peut-être y avait-il des chèvres, dans ces montagnes. Les lynx devaient bien vivre de quelque chose. « Ne va pas te frotter à l’un d’eux, au moins », marmonna-t-il. Des adversaires dangereux, même pour un loup-garou. Après avoir tiré le manteau sur lui, il s’étendit de tout son long, ferma les yeux…
… et se mit à rêver de loups-garous.
Il n’y en avait que cinq, alors qu’ils auraient dû être six, et ils se trouvaient disséminés au lieu d’être ensemble. Il en éprouva une douleur profonde. Il se sentait incomplet, vacant. La forêt s’étendait à l’infini, glacée, et ils étaient si petits, là-dedans, tellement perdus ! Ses frères erraient dehors, quelque part, et sa sœur, mais même leur odeur s’était égarée. Il se cala sur son séant, leva le museau vers le ciel qui se rembrunissait, et son hurlement se répercuta par toute la forêt, en une longue plainte solitaire et noire. Lorsque l’écho s’en fut éteint, il pointa les oreilles en quête de réponse, mais seul lui parvint le soupir du vent sur la neige.
Jon ?
L’appel venait de derrière, plus bas qu’un murmure, mais non dépourvu de force. Un cri peut-il se faire silencieux ? Il tourna la tête, cherchant son frère, cherchant sous les arbres le frisson furtif d’une mince silhouette grise, mais il n’y avait rien, sauf…
Un barral.
Qui semblait surgir de la roche même, ses pâles racines s’extirpant avec force contorsions d’innombrables fissures, d’un écheveau de crevasses infimes. Il était grêle, comparé à ses congénères connus, guère plus qu’un arbuste, et, cependant, croissait à vue d’œil, étoffait ses branches au fur et à mesure qu’elles se tendaient plus haut vers le ciel. D’un pas circonspect, il fit le tour du tronc lisse et blanc jusqu’au face à face. Des yeux rouges le dévisageaient. Des yeux qui, tout farouches qu’ils étaient, exprimaient la joie de le voir. Le barral avait le visage de son frère. Son frère avait-il toujours eu trois yeux ?
Pas toujours, cria le silence. Pas avant la corneille.
Il flaira l’écorce, elle exhalait une odeur de loup, d’arbre et de garçon, mais aussi des senteurs plus sourdes, la riche senteur brune de l’humus chaud, la rude senteur grise de la pierre et de quelque chose d’autre, de quelque chose d’effroyable. La mort, comprit-il. Il respirait l’arôme de la mort. Il battit en retraite et, le poil hérissé, découvrit ses crocs.