— Un Lannister paie toujours ses dettes, dit-elle. C’est contre moi que tu t’es mis, dès le jour de ton arrivée à Port-Réal, à ourdir tes machinations. Tu m’as vendu Myrcella, dérobé Tommen, et voici que tu me mijotes la mort de Joffrey. Lui disparu, tu t’adjugerais le pouvoir au nom de Tommen. »
Ma foi, l’idée ne laisse pas que d’être tentante, en effet. « Folie que cela, Cersei, folie pure. Stannis sera là d’un jour à l’autre. Je te suis indispensable.
— En quoi ? Par tes mérites inouïs au combat ?
— Sans moi, jamais Bronn et ses mercenaires ne se battront, mentit-il.
— Oh, je pense que si. C’est ton or qu’ils aiment, pas tes malices de diablotin. N’aie crainte, d’ailleurs, ils te conserveront. Je n’affirmerai pas que l’envie de t’égorger ne m’ait, de temps à autre, taraudée, mais Jaime ne me pardonnerait jamais, si j’y succombais.
— Et la pute ? » Il préférait éviter de prononcer son nom. Si j’arrive à lui persuader que Shae, je m’en moque éperdument, peut-être… ?
« Aussi longtemps que je verrai mes fils indemnes, on la traitera correctement. Mais que Joff périsse, ou que Tommen tombe aux mains de nos ennemis, alors, ta petite cramouille mourra, et dans des supplices dont tu ne saurais te figurer les raffinements. »
Elle croit vraiment que je projette d’assassiner mon propre neveu. « Tes fils ne courent aucun risque, protesta-t-il d’un ton las. Bonté divine ! ils sont de mon sang, Cersei ! Pour qui me prends-tu ?
— Pour un bout d’homme contrefait. »
Il s’abîma dans la contemplation de la lie demeurée au fond de sa coupe. Que ferait Jaime, à ma place ? Il pourfendrait probablement la garce, et ne s’inquiéterait des conséquences qu’après coup. Mais Tyrion ne possédait pas d’épée d’or, et il n’aurait su comment la manier, de toute façon. S’il chérissait son frère et ses rages inconsidérées, c’était plutôt sur leur seigneur père qu’il devait essayer de prendre modèle. De pierre, je dois être de pierre, je dois être Castral Roc, dur et inébranlable. Si je rate cette épreuve, du diable si je ne cours me terrer dans le premier trou de bouffon ! « A ce que je comprends, tu l’as déjà tuée, dit-il.
— Te plairait-il de la voir ? Je m’y attendais. » Elle traversa la pièce, ouvrit la lourde porte de chêne. « Introduisez la putain de mon frère. »
En pois sortis d’une même cosse, les frères de ser Osmund, Osney et Osfryd, étaient de grands diables à bec de vautour, poil noir et sourire féroce. Elle pendait entre eux, l’œil agrandi, tout blanc dans sa face sombre. Du sang suintait de sa lèvre fendue, les déchirures de sa robe la révélaient couverte d’ecchymoses. Une corde lui liait les mains, un bâillon lui interdisait de parler.
« On ne la maltraiterait pas, disais-tu.
— ’l’a résisté. » Contrairement à ses frères, Osney Potaunoir était proprement rasé. Grâce à quoi les égratignures visibles sur ses joues glabres confirmaient pleinement ses dires. « Sorti ses griffes comme un chat sauvage, cel’- là.
— Simples contusions, dit Cersei d’un air excédé. Il n’y paraîtra bientôt plus. Ta putain vivra. Tant que Joffrey vit. »
Tyrion lui aurait volontiers ri au nez. Avec quelles délices, hélas, mais quelles délices… indicibles ! A ce détail près que, terminée, la partie, dès lors. Tu viens de la perdre, Cersei, et tes Potaunoir sont encore plus nuls que ne le clamait Bronn. Il n’aurait qu’un mot à dire.
Il se contenta de scruter le visage de la petite avant de lâcher : « Tu me jures de la libérer après la bataille ?
— Si tu libères Tommen, oui. »
Il se mit sur pied. « Garde-la, dans ce cas, mais garde-la en sécurité. Si ces bestiaux-là comptent impunément jouir d’elle…, eh bien, chère sœur, permets-moi de te signaler que toute balance oscille en deux sens. » Il parlait d’un ton calme et monocorde, sans s’apercevoir qu’il avait cherché à prendre celui de Père et parfaitement réussi. « Quoi qu’elle subisse, Tommen le subira aussi, sévices et viols inclus. » Puisqu’elle se fait de moi une image si monstrueuse, autant que je joue son jeu.
Elle tomba de son haut. « Tu n’aurais pas le front… ! »
Il se contraignit à sourire d’un sourire lent et glacé. Vert et noir, ses yeux se firent goguenards. « Le front ? Je m’y emploierai personnellement. »
La main de sa sœur lui vola au visage, mais il lui saisit le poignet et le tordit de vive force jusqu’à ce qu’elle poussât un cri. Osfryd s’avança pour la secourir. « Un pas de plus, et je le lui casse », prévint le nain. L’homme s’immobilisa. « Je t’avais avertie, Cersei. Plus jamais tu ne me frapperas. » D’une saccade, il la jeta à terre et se tourna vers les Potaunoir. « Détachez-la, et retirez-lui ce bâillon. »
Ils avaient tellement serré la corde que le sang n’irriguait plus les mains de leur prisonnière. Elle ne put réprimer un cri de douleur quand la circulation s’y rétablit. Tyrion lui massa doucement les doigts jusqu’à ce qu’ils aient recouvré toute leur souplesse. « Courage, ma douce, dit-il, je suis navré qu’ils t’aient meurtrie.
— Je sais que vous me libérerez, messire.
— Oui », promit-il, et Alayaya se pencha sur lui pour le baiser au front. Sa lèvre crevassée y laissa une marque rouge. Un baiser sanglant, songea-t-il, je n’en méritais pas tant. Sans moi, jamais on ne l’aurait battue.
Le front toujours maculé de sang, il toisa la reine demeurée à terre. « Je ne t’ai jamais aimée, Cersei, mais, comme tu n’en étais pas moins ma propre sœur, jamais je ne t’ai fait de mal. Tu viens de clore ce chapitre. Le mal que tu as fait ce soir, je te le revaudrai. J’ignore encore comment, mais laisse-moi le temps. Un jour viendra où, te croyant heureuse et en sûreté, tu sentiras brusquement ta joie prendre un goût de cendre, et tu sauras alors que la dette est payée. »
« A la guerre, lui avait dit Père un jour, la bataille est finie dès lors que l’un des deux osts se débande et fuit. Peu importe si ses effectifs sont les mêmes que l’instant d’avant, s’ils demeurent armés, couverts de leurs armures ; une fois qu’ils ont détalé, vous ne les verrez pas retourner au combat. » Tel était le cas de Cersei. « Dehors ! fut sa seule riposte. Hors de ma vue ! »
Tyrion s’inclina bien bas. « Bonne nuit, alors. Et rêves agréables. »
Il regagna la tour de la Main le crâne martelé par le piétinement de mille poulaines d’acier. J’aurais dû voir venir cela dès la première fois où je me suis glissé dans l’armoire de Chataya. Peut-être s’était-il gardé de le voir ? Il souffrait abominablement des jambes quand il atteignit enfin son étage, expédia Pod chercher un flacon de vin et se traîna jusqu’à sa chambre.
Assise en tailleur sur le lit à dais, Shae l’attendait, toute nue, sauf qu’elle arborait au col une lourde chaîne d’or qui reposait sur ses seins dodus : une chaîne dont chaque maillon représentait une main refermée sur la main suivante.
Sa présence était inopinée. « Toi ? ici ? » s’étonna-t-il.
Elle secoua la chaîne en riant. « Je désirais des mains sur mes tétons…, mais ces petites mains d’or sont bien froides. »
Pendant un moment, il ne sut que dire. Pouvait-il lui apprendre qu’une autre femme s’était fait rosser à sa place ? qu’elle risquait aussi de mourir à sa place si, par malheur, Joffrey tombait au cours de la bataille ? Du talon de la main, il frotta son front taché du sang d’Alayaya. « Ta lady Lollys…