— Roupille. Son truc favori, roupiller, à cette grosse vache. Roupiller et bouffer. Y arrive de se mettre à roupiller pendant qu’elle bouffe. La bouffe tombe sur les couvertures, et elle s’y roule, et faut que je la débarbouille. » Elle fit une grimace de dégoût. « Z’y ont pourtant rien fait que la foutre !
— Sa mère la dit malade.
— Y a qu’elle est pleine, et puis c’est tout. »
Tyrion jeta un regard circulaire. Apparemment, rien, dans la pièce, n’avait été dérangé. « Comment es-tu entrée ? Montre-moi la porte secrète. »
Elle haussa les épaules. « Lord Varys m’a mis une cagoule. Je pouvais rien voir, sauf…, y a eu un endroit, j’ai vu le sol, une seconde, par le bas de la cagoule. C’était que des petits carreaux, tu sais, le genre qui fait des tableaux ?
— Une mosaïque ? »
Elle acquiesça d’un hochement. « Des rouges et des noirs. Ça faisait un tableau de dragon, je crois. Autrement, c’était sombre partout. On a descendu une échelle, on s’est tapé toute une trotte, que j’en étais complètement tourneboulée. Une fois, on s’est arrêtés pour qu’il déverrouille une porte en fer. Je l’ai frôlée quand on l’a passée. Le dragon était après. Puis on a monté une autre échelle, et y avait un tunnel, en haut. M’a fallu me baisser, et je pense que lord Varys marchait à quatre pattes. »
Tyrion fit le tour de la chambre. L’une des appliques lui parut branler. Dressé sur ses orteils, il tenta de la faire pivoter. Elle tourna lentement, crissa sur le mur de pierre. Une fois à l’envers, la souche de la chandelle en tomba. Quant aux joncs éparpillés sur les dalles de pierre froide, ils ne révélaient aucune espèce de déplacement. « M’sire a pas envie de me baiser ? demanda Shae.
— Dans un instant. » Il ouvrit son armoire, écarta les vêtements, et appuya sur le panneau du fond. Ce qui marchait pour un bordel marcherait peut-être aussi pour un château…, mais non, le bois était massif et ne cédait pas. Non loin de la banquette de fenêtre, une pierre lui attira l’œil, mais il eut beau tirer, presser dessus, rien ne l’ébranla. Il revint vers le lit déçu, contrarié.
Shae le délaça puis lui jeta les bras autour du cou. « Tes épaules sont aussi dures que des rochers, murmura-t-elle. Hâte-toi, il me tarde de t’avoir en moi. » Mais quand elle noua ses jambes autour de sa taille, il eut une panne de virilité. En s’apercevant qu’il mollissait, Shae se glissa sous les draps et le prit dans sa bouche, mais même cela faillit à l’ériger.
Très vite, il l’arrêta. « Qu’est-ce qui t’arrive ? » demanda-t-elle. Toute la tendresse et toute l’innocence du monde se lisaient, là, sur chacun des traits de son visage juvénile.
Innocence ? Crétin ! ce n’est qu’une pute. Cersei avait raison, tu penses avec ta queue, crétin ! crétin !
« Contente-toi de dormir, ma douce », intima-t-il en l’ébouriffant. Mais après, bien bien après qu’elle eut suivi le conseil, Tyrion, lui, les doigts reployés sur l’orbe d’un sein menu, demeura éveillé, allongé près d’elle, à l’écouter respirer tout bas.
CATELYN
La grande salle de Vivesaigues était un désert, lorsqu’on n’y dînait qu’à deux. Des ombres insondables en drapaient les murs, et l’une des quatre torches initiales s’était consumée. Catelyn contemplait fixement le vin dans son gobelet. Il vous laissait dans la bouche comme une âpreté. Brienne lui faisait face. Entre elles se dressait le haut fauteuil de Père, aussi vacant qu’était vide l’immense vaisseau. Les serviteurs eux-mêmes s’étaient retirés. Elle les avait congédiés pour ne pas les priver des festivités.
Malgré l’épaisseur des murs filtrait de la cour jusqu’à elle, étouffé, le bruit de la beuverie. Ser Desmond avait fait monter des caves vingt barils de brune, et les bonnes gens célébraient corne au poing le retour incessant d’Edmure et la conquête par Robb de Falaise.
Je ne vais quand même pas leur en tenir rigueur ! se gourmanda-t-elle. Ils ne sont pas au courant. Et le sauraient-ils, que leur importerait ? Ils ne les ont pas connus. Ils n’ont jamais regardé, le cœur en travers du gosier, Bran grimper, jamais goûté cette mixture inextricable de panique et d’orgueil dont il m’abreuvait, jamais entendu son rire, et jamais ils n’ont souri de voir Rickon s’évertuer si farouchement à singer ses aînés. Elle considéra les mets déposés devant elle : truite au lard, salade aux fanes de turneps, fenouil rouge et doucette, pois et oignons, pain chaud. Brienne mastiquait méthodiquement, comme si dîner figurait au nombre des corvées qu’elle se devait d’accomplir. Quelle femme acariâtre je suis devenue, songea Catelyn. Boire ou manger, rien ne m’est joie, rires et chansons me sont aussi suspects que des inconnus. Je ne suis que deuil et poussière et regrets amers. Je porte désormais un gouffre à la place du cœur.
Le bruit que faisaient les mâchoires de la chevalière finit par lui être intolérable. « Je ne suis pas une compagnie, Brienne. Allez donc vous joindre aux réjouissances, si vous le souhaitez, lamper une pinte de bière et danser, lorsque Rymond prendra sa harpe.
— Les réjouissances ne sont pas mon fait, madame. » Ses grandes pattes écartelaient une rouelle de pain noir. Elle en contempla les morceaux d’un air aussi buté que si elle cherchait à se rappeler de quoi diable il pouvait s’agir. « Si vous me l’ordonnez, je… »
Catelyn fut sensible à son désarroi. « Je pensais seulement qu’une compagnie plus heureuse que la mienne vous ferait plaisir.
— Je suis parfaitement contente. » Elle utilisa le pain pour saucer le lard fondu dans lequel avait frit sa truite.
« Il est arrivé un autre oiseau, ce matin, reprit Catelyn sans savoir pourquoi elle le disait. Le mestre m’a réveillée immédiatement. C’était son devoir, mais vraiment pas gentil. Pas gentil du tout. » Elle n’avait pas eu l’intention d’en parler à Brienne. Personne d’autre qu’elle et mestre Vyman ne savait, et elle s’était promis de s’en tenir là jusqu’à… – jusqu’à ce que…
Jusqu’à ce que quoi ? Folle que tu es ! le renfermer dans le secret de ton cœur le rend-il moins vrai ? A n’en rien dire, n’en pas parler, deviendra-t-il un simple rêve, moins qu’un rêve, le souvenir d’un cauchemar à demi estompé ? Oh, si seulement les dieux voulaient avoir tant de bonté… !
« C’étaient des nouvelles de Port-Réal ? demanda Brienne.
— Plût au ciel. L’oiseau venait de Castel-Cerwyn, avec un message de ser Rodrik, le gouverneur de Winterfell. » Noires ailes, noires nouvelles. « Il a rassemblé le plus d’hommes possible et s’est mis en marche afin de reprendre le château. » Comme tout cela sonnait dérisoire, à présent. « Mais il disait aussi… – écrivait… – m’informait – que…
— Qu’y a-t-il, madame ? Il s’agit de vos fils ? »
Une question si facile à poser ; que n’était-il aussi facile d’y répondre. Catelyn essaya, les mots s’étranglaient dans sa gorge. « Je n’ai plus d’autre fils que Robb. » Elle proféra ces mots terribles sans un sanglot – et cela du moins lui procura une espèce de satisfaction.
Brienne ouvrit des yeux horrifiés. « Madame ?
— Bran et Rickon ont tenté de s’enfuir, mais on les a rattrapés dans un moulin sur la Gland. Theon Greyjoy a fiché leurs têtes sur les remparts de Winterfell. Theon Greyjoy, qui mangeait à ma table depuis l’époque où il avait dix ans. » Je l’ai dit, les dieux me pardonnent, je l’ai dit et l’ai rendu vrai.