L’équipage du Cerf blanc les reçut de pied ferme, mais les hommes d’armes de La Botha noire se déversèrent sur lui comme un raz d’acier vociférant. Davos se jeta au plus fort de la mêlée dans l’espoir d’affronter l’autre capitaine, mais il n’en eut que le cadavre. Comme il considérait celui-ci, quelqu’un lui assena un coup de hache par derrière, mais son heaume dévia la lame, et, au lieu d’avoir la cervelle fendue, il en fut quitte pour trente-six chandelles. Abasourdi, il ne trouva rien de mieux à faire que de se laisser rouler à terre. Son agresseur revint à la charge en gueulant. Davos empoigna son épée à deux mains et la lui enfonça en pleines tripes.
L’un de ses hommes l’attira sur pied. « Ser capitaine, Le Cerf est à nous. » Un coup d’œil confirma. La plupart des ennemis gisaient, morts ou mourants, les autres s’étaient rendus. Il retira son bassinet, torcha le sang qui lui barbouillait le visage et, prenant bien garde à ne pas glisser sur les planches empoissées d’entrailles, retourna sur son bord personnel, d’où Matthos lui tendit la main pour l’aider à repasser la lisse.
Durant de brefs instants, Botha noire et Cerf blanc firent l’effet d’un fétu paisible au cœur du cyclone. Toujours cramponnées l’une à l’autre comme une fournaise verte, Soyeuse et Reine Alysanne dérivaient avec les vestiges de La Pudique. Pour les avoir heurtées brûlait également l’une des galères de Myr. Le Chat s’activait à sauver du naufrage imminent les hommes du Vaillant. En s’insérant vaille que vaille entre deux môles, Le Vainc-dragons s’était échoué ; pêle-mêle s’en dégorgeaient hommes d’armes, archers, matelots qui couraient grossir les troupes au bas des remparts. Le Choucas rouge, avarié par un bélier, sombrait peu à peu. Le Cerf des mers se démenait tout à la fois contre les flammes et contre ses assaillants, mais le cœur ardent flottait désormais sur Le Fidèle Lannister. Sa fière étrave ravagée par un bloc de pierre, La Fureur se trouvait aux prises avec La Grâce divine. Se forçant passage entre deux pirates d’eau douce, Le Glorieux de lord Velaryon en chavira un tandis que ses flèches embrasaient le second. Sur la rive sud, des chevaliers embarquaient leurs montures sur les cotres, et quelques-unes des petites galères tâchaient déjà de transférer des hommes d’armes vers la rive nord. Traversée des plus malaisée, car il leur fallait négocier parmi les épaves en train de couler tout en évitant les nappes mobiles de feu grégeois. Exception faite des Lysiens de Sladhor Saan, la flotte entière de Stannis se trouvait désormais massée dans la rivière et en aurait sous peu la maîtrise absolue. Ser Imry va l’avoir, sa victoire, songea Davos, et Stannis pouvoir transborder toute son armée mais, bonté divine !, à quel prix…
« Ser commandant ! » Matthos lui toucha l’épaule.
L’Espadon survenait, au rythme régulier, levé baissé, de ses deux bancs de rames. Il n’avait toujours pas affalé ses voiles, et de la poix brûlante attaquait son gréement. Le feu gagnait peu à peu, rampait de cordage en cordage, atteignit la toile et finit par faire au navire un sillage aérien d’un jaune flamboyant. Forgé à l’effigie du poisson dont il usurpait le nom, son éperon de fer caricatural fendait la surface de la Néra. Droit dessus un rafiot Lannister qui, à demi immergé, dérivait en pivotant comme pour le séduire et lui offrir son flanc le plus replet, tout suintant de sanie verte.
A cette vue, le cœur de Davos Mervault s’arrêta de battre.
«Non, balbutia-t-il, non…, NOOOOON ! » mais son cri, le fracas rugissant des combats le couvrit, seul l’entendit Matthos, sûrement pas le capitaine de L’Espadon, résolu qu’il était à finalement embrocher quelque chose avec son gros machin pointu. Et comme déjà L’Espadon prenait son allure de course, la main mutilée de Davos se leva instinctivement pour étreindre la bourse de cuir où gisaient les restes de ses phalanges.
Avec un vacarme infernal, L’Espadon déchira, broya, déchiqueta, sectionna la pitoyable épave qui explosa comme un fruit blet, à ceci près qu’aucun fruit jamais n’avait poussé de hurlement semblable à ce hurlement de bois torturé. Et Davos eut le temps d’entr’apercevoir, tapissant le fond du rafiot, des centaines de pots brisés d’où jaillissait du vert, du vert, tel du venin vomi par les viscères d’une bête à l’agonie, du vert chatoyant, brillant, qui montait se répandre à fleur d’eau…
« Arrière toute ! s’époumona-t-il. Du large ! Vite ! Arrière ! arrière ! » Le temps de trancher les filins, et Davos sentit le pont frémir sous ses pieds, La Botha noire repoussait Le Cerf blanc et se dégageait, plongeait ses rames dans les flots.
Alors lui parvint une espèce de wouf ! sec comme si quelqu’un lui avait soufflé dans l’oreille, aussitôt suivi d’un rugissement. Le pont s’évanouit sous lui, l’eau noire le cingla, lui emplit le nez, la bouche. Il suffoquait, sombrait. Sans plus savoir où se situait la surface, où le fond, il empoigna la rivière à bras le corps, en proie à une panique aveugle, et, subitement, émergea, crachant l’eau, cherchant l’air, agrippa les premiers débris que trouva sa main, s’y cramponna.
Disparus, l’épave et L’Espadon. Des cadavres noircis descendaient le courant tout autour de lui, des hommes qui hoquetaient, accrochés à des bouts de planches fumants. Haut de cinquante pieds tourbillonnait sur la rivière un frénétique démon vert. Il avait une bonne douzaine de mains, chacune armée d’un fouet, et tout ce qu’elles fustigeaient s’enflammait instantanément. Brûlaient ainsi La Botha noire et Le Fidèle et Le Cerf blanc, ses voisins immédiats. Brasiers que La Piété, Le Chat, Le Sceptre et Le Choucas rouge et La Chipie, Le Loyal, La Fureur, tous, ainsi que La Grâce divine et Le Havre-du-Roi, le démon dévorait aussi bien les siens. L’étincelant Glorieux de lord Velaryon tâchait, lui, de virer de bord quand le démon vert coula un doigt désinvolte en travers de ses rames argent, et elles flambèrent une à une comme autant de mèches, si bien que, quelques secondes, le navire eut l’air de battre la rivière avec deux longs bancs de torches étincelantes.
Le courant tenait désormais Davos entre ses mâchoires et le triturait de tous ses remous. Une ruade permit au vieux contrebandier d’esquiver une nappe errante de grégeois. Mes fils, songea-t-il, mais le moyen d’aller les chercher au sein de ce chaos dément ? Une autre épave alourdie de fournaise verte surgit derrière lui. La Néra semblait elle-même en ébullition, et l’atmosphère puait le cordage carbonisé, la chair carbonisée, le bois carbonisé.
Je vais être emporté dans la baie. Un moindre mal. Rude nageur comme il l’était, sans doute réussirait-il à regagner la terre ferme. Au surplus, les galères de Sladhor Saan seraient mouillées dans la rade ou y louvoieraient, conformément aux ordres de ser Imry…