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Un fracas déchirant courut la Néra. Une pierre grosse comme un cheval venait de s’abattre en plein milieu d’une galère. Des nôtres ou des leurs ? Les torrents de fumée empêchaient de trancher. Evaporée, la formation en coin ; chaque homme, à présent, menait sa propre bataille. J’aurais dû rebrousser chemin, songea-t-il tout en poussant sus.

En son poing s’appesantissait la hache. Il ne lui restait plus que quelques compagnons, les autres morts ou envolés. Et tout un tintouin que de maintenir la tête de l’étalon dirigée vers l’est. Si le puissant destrier n’avait pas plus de goût pour le feu que Sandor Clegane, il était néanmoins plus facile à brider.

Des hommes émergeaient en rampant des flots, des hommes brûlés, sanglants qui suffoquaient à cracher l’eau, titubaient, moribonds la plupart. Tyrion mena ses gens sur eux afin d’administrer à ceux qui avaient encore assez de force pour se redresser une mort plus prompte et plus propre. La guerre s’étriquait aux dimensions de sa visière. Des chevaliers deux fois plus grands que lui déguerpirent à son approche ou ne l’attendirent que pour mourir. Ils avaient l’air de petites choses effarées. « Lannister ! » criait-il en les massacrant. Rougi jusqu’au coude, son bras luisait à contre-jour de la rivière en feu. Comme son cheval se cabrait derechef, il brandit sa hache vers les étoiles et les entendit clamer : « Bout-d’Homme ! Bout-d’Homme ! » Il se sentait saoul.

La fièvre de la bataille. Jaime avait eu beau l’en entretenir maintes fois, jamais il ne s’était attendu à l’éprouver lui-même. A éprouver lui-même sous son emprise combien le temps paraissait s’estomper, se ralentir, voire s’arrêter, combien le passé, l’avenir s’abolissaient jusqu’à n’être plus rien d’autre que cet instant, combien la peur vous fuyait, combien vous fuyait la pensée, vous fuyait même la notion de votre propre corps. « Tu ne sens plus tes blessures, alors, ni les douleurs de ton dos accablé par le poids de l’armure, ni la sueur qui te dégouline dans les yeux. Tu cesses de sentir, tu cesses de penser, tu cesses d’être toi, seuls subsistent la lutte et l’adversaire, cet homme et le suivant puis le suivant puis le suivant, et tu sais qu’ils ont peur et qu’ils n’en peuvent plus, toi pas, que tu es en vie, que la mort te cerne de toutes parts, mais que leurs épées se meuvent avec tant de lenteur que tu peux, toi, t’en jouer en dansant avec des éclats de rire. » La fièvre de la bataille. Je suis un bout d’homme et saoul de carnage, qu’ils me tuent, s’ils peuvent !

Ils essayaient bien. Une nouvelle pique se rua sur lui. Il en trancha le fer puis la main puis le bras tout en lui trottant tout autour. Un archer sans arc lui darda une flèche qu’il maniait comme un couteau, le destrier l’envoya baller en lui décochant une ruade dans les jambons, et l’hilarité fit aboyer le nain. Qui, dépassant une bannière plantée dans la boue, l’un des cœurs ardents de Stannis, en faucha la hampe d’un revers de hache. Un chevalier surgi de nulle part avec un estramaçon se mit à lui battre battre battre le bouclier, un poignard se planta sous son bras. Manié par qui ? par un Lannister ? mystère.

« Je me rends, ser. » Un autre chevalier le hélait, plus en aval. « Me rends. Ser chevalier, je me rends à vous. Mon gage, tenez, tenez. » Vautré dans une mare d’eau noire, il tendait en gage de soumission un gantelet à l’écrevisse. Tyrion dut se pencher pour s’en saisir. Il s’y employait quand un pot de grégeois explosa en l’air, éparpillant des flammèches vertes, et la brusque illumination lui révéla que la mare était non pas noire mais rouge. Le gantelet remis par le chevalier contenait encore sa main. Ecœuré, Tyrion le rejeta. « Me rends », hoqueta d’un ton navré, désespéré le manchot, tandis qu’il s’éloignait.

Un homme d’armes empoigna son cheval par la bride et lui porta au visage un coup de dague, la hache écarta la lame avant de s’enfouir dans la nuque de l’agresseur. Tyrion se démenait pour l’en dégager quand un éclair blanc fusa vers l’angle de sa visière. Il se retourna, s’attendant à revoir ser Mandon Moore à ses côtés, mais c’est un autre qui lui apparut. Il avait beau porter la même armure, les cygnes noirs et blancs de sa maison frappaient le caparaçon de son destrier. Plus crasseux que neigeux, le bougre ! songea bêtement Tyrion. Ser Balon Swann était de pied en cap maculé de caillots, barbouillé de suie. Il brandit sa masse vers l’aval. Des bribes d’os et de cervelle la hérissaient. « Regardez, messire. »

Tyrion fit volter son cheval pour examiner ce qu’il indiquait. La Néra roulait toujours ses flots noirs et puissants sous sa couverture de flammes et de sang. Les nues étaient rouges et orange et criardes de vert vénéneux. « Quoi ? » demanda-t-il. Et puis il vit.

Des hommes d’armes tapissés d’acier coulaient à flots vers une galère qui s’était fracassée au fond d’un bassin. En si grand nombre…, d’où viennent-ils donc ? Parmi les flamboiements de la fumée, il les escorta vaille que vaille du regard jusqu’à la rivière. Vingt galères s’enchevêtraient là, peut-être davantage, comment dénombrer ? Leurs rames se croisaient, leurs coques disparaissaient sous un fouillis de filins, de grappins, elles s’éventraient l’une l’autre avec leurs éperons, s’empêtraient dans des réseaux de gréements effondrés. Un grand rafiot flottait, quille en l’air, entre deux bateaux plus petits. Des épaves, mais si tassées qu’il était sûrement possible de se faufiler de l’une à l’autre et de traverser ainsi la Néra.

Et ils étaient des centaines, la fine fleur de Stannis Baratheon, à faire cela, rien que cela. Tyrion vit même un grand benêt de chevalier s’échiner à le faire monter, malgré la terreur que manifestait son cheval à franchir rames et plats-bords, à se frayer passage sur les ponts de guingois et poisseux de sang où crépitait le feu grégeois. Un sacré pont, que nous leur avons fabriqué là, songea-t-il, consterné. Un pont dont sombraient tels pans, flambaient tels autres et qui branlait, craquait tout du long, prêt à se disloquer d’un instant à l’autre, apparemment, mais qu’ils empruntaient tout de même sans sourciller. « En voilà, des braves ! dit-il à ser Balon avec émerveillement. Allons les tuer. »

Comme il martelait une longue jetée de pierre à la tête de ses propres hommes et de ser Balon parmi les ruisseaux de flammes et les nuées de cendre et de suie, ser Mandon les rejoignit, bouclier démantibulé. Aux tourbillons de fumée se mêlaient des pluies d’escarbilles, et les adversaires ne ripostèrent à la charge qu’en se disloquant pêle-mêle afin de regagner plus vite la rivière, sauf à se bousculer, passer sur le corps, précipiter à l’eau pour grimper à l’abordage du pont. Ils n’y pouvaient accéder que par une de leurs galères, à demi submergée, dont la proue portait Vainc-dragons, et dont la cale s’était embrochée sur l’un des bateaux sabordés par Tyrion dans chacun des bassins. Une pique arborant le crabe rouge Celtigar creva le poitrail du cheval de ser Balon Swann qui vida les étriers, Tyrion frappa l’homme à la tête en le dépassant en trombe et puis n’eut pas le temps de tirer sur les rênes. Son étalon bondit dans le vide à l’extrémité de la jetée, survola un plat-bord en ruine et reprit pied, plouf ! avec un hennissement terrifié, dans trois pouces d’eau. La hache de Tyrion prit l’air en virevoltant, suivie de Tyrion lui-même, vers qui le pont se rua pour lui appliquer une claque humide.