SANSA
En apprenant la défaite de la bouche de ser Lancel, Cersei fit tourner sa coupe vide entre ses doigts et finit par dire : « Avisez mon frère, ser », d’une voix lointaine, comme si ces nouvelles ne présentaient guère d’intérêt pour elle.
« Votre frère est probablement mort. » Le sang qui suintait de sous son bras avait imbibé son surcot. A sa seule vue, certaines des personnes réfugiées dans la salle s’étaient mises à larmoyer. « Il se trouvait sur le pont de bateaux quand celui-ci s’est rompu, paraît-il. Ser Mandon a été probablement emporté, lui aussi, et le Limier demeure introuvable. Et vous, Cersei, sacre-dieux ! pourquoi diable avoir fait ramener Joffrey au château ? En le voyant partir, les manteaux d’or se sont complètement dégonflés, et, maintenant, ils jettent leurs piques et déguerpissent – par centaines ! Bien que la Néra ne soit plus qu’une coulée d’épaves et de flammes et de cadavres, nous aurions pu tenir, si… »
Osney Potaunoir se porta près de lui. « Y a main’nant qu’ ça s’ bat des deux côtés, Vot’ Grâce, ’t-êt’ ben qu’y aurait des seigneurs à Stannis qui s’ battent entre eux, personne est sûr, c’est tellement désordre par là-bas ! Le Limier s’est tiré, personne sait où, et ser Balon s’est replié dans la ville. C’te rive est à eux, toujours. Z-attaquent au bélier d’ nouveau la porte du Roi, et ser Lancel ment pas, v’s hommes, y désertent les murs, et y tuent l’s officiers. Pis y a qu’à la porte de Fer et la porte des Dieux, la racaille l’s agresse pour sortir d’hors, pus la grosse émeute à Culpucier, qu’ sont bus. »
Bonté divine ! songea Sansa, voici que les choses se réalisent, Joffrey perdu, et moi aussi… ! Son regard chercha ser Ilyn sans parvenir à l’apercevoir. Mais il rôde par là, je le sens. Tout près. Je ne lui échapperai pas, il aura ma tête.
D’un air étrangement calme, la reine se tourna vers l’autre Potaunoir. « Relevez le pont et barrez les portes. Personne n’entre à Maegor ou n’en sort sans ma permission.
— Et les femmes parties prier ?
— Elles se sont de leur propre chef soustraites à ma protection. Laissez-les prier ; les dieux les défendront s’ils veulent. Où est mon fils ?
— A la conciergerie du château. ’l a eu envie d’ commander les arbalétriers. Pasqu’y a du monde à hurler d’vant, des manteaux d’or pour la moitié. D’ ceusses qui z-y couraient après d’ puis la Gadoue.
— Ramenez-le ici. Tout de suite.
— Non ! » Dans son indignation, Lancel avait omis de parler bas, et tous les yeux de l’assistance étaient fixés sur l’estrade quand il glapit : « On ne va pas renouveler l’exploit de la Gadoue ! Laissez-le où il est, c’est le roi, et…
— C’est mon fils. » Cersei se dressa. « Vous vous flattez d’être un Lannister aussi, mon cousin ? Prouvez-le. Que faites-vous planté là, Osfryd ? Tout de suite ne signifie pas demain. »
Le Potaunoir s’esbigna précipitamment, suivi de son frère. Nombre d’invités se ruèrent également vers la sortie. Certaines des femmes pleurnichaient, certaines priaient. Le reste demeura sur place et se contenta de réclamer du vin. « Cersei…, reprit ser Lancel d’un ton suppliant, si nous perdons le château, Joffrey est un homme mort, vous le savez pertinemment. Laissez-le à son poste, je le garderai près de moi, je vous jure…
— Hors de mon chemin. » Elle le claqua à pleine paume sur sa blessure, lui arrachant une exclamation de douleur, et, comme il chancelait, près de s’évanouir, elle sortit comme une furie, sans seulement condescendre à Sansa l’ombre d’un regard. Elle m’a oubliée. Ser Ilyn me tuera, et elle n’y pensera même pas.
« Oh, dieux ! se lamenta une vieille femme, nous sommes perdus, Stannis est vainqueur, et elle prend la fuite. » Des enfants piaillaient de tous côtés. Ils flairent la panique. Sur l’estrade, il n’y avait plus qu’elle. Lui fallait-il rester là ? Lui fallait-il courir après la reine et la conjurer de lui laisser la vie ?
Sans savoir pourquoi elle se levait, elle se leva. « N’ayez pas peur ! dit-elle d’une voix forte. La reine a fait relever le pont. Nulle part vous ne seriez plus en sécurité qu’ici. Des murs épais nous protègent, et la douve, et les piques…
— Que s’est-il passé ? demanda une femme qu’elle connaissait vaguement pour être l’épouse d’un hobereau. Que lui a dit Osney ? Le roi est-il blessé, la ville tombée ?
— Dites-nous ! » cria quelqu’un d’autre. Une femme s’inquiéta de son père, une autre de son fils.
Sansa leva les mains pour obtenir silence. « Joffrey a regagné le château. Indemne. On se bat toujours, voilà tout ce que je sais, on se bat courageusement. La reine reviendra sous peu. » C’était finir par un mensonge, mais à seule fin de les apaiser. Elle aperçut les fous, debout sous la tribune. « Fais-nous rire un peu, Lunarion. »
Au terme d’une roue sur les pieds et les mains, Lunarion se retrouva d’un bond juché sur une table. Il s’y empara de quatre coupes et se mit à jongler de manière qu’aucune, en retombant, ne manquait de lui heurter le crâne. Quelques rires nerveux se firent écho dans la salle. Sansa se dirigea vers ser Lancel et s’agenouilla près de lui. Sous la taloche qu’il avait reçue, sa blessure s’était remise à saigner. « De la démence, hoqueta-t-il. Bons dieux ! ce qu’il avait raison, le Lutin, mais raison… !
— Aidez-le », commanda Sansa à deux serviteurs. L’un d’eux ne lui consentit qu’un coup d’œil avant de détaler, lui, plateau et tout. Ses semblables s’esquivaient de même, mais elle n’y pouvait rien. Aidée du second, elle remit sur pied le chevalier blessé. « Emmenez-le chez mestre Frenken. » Lancel avait beau être l’un d’eux, toujours est-il qu’elle ne pouvait se résoudre à désirer sa mort. Je suis molle et lâche et stupide, exactement comme le dit Joffrey. Je devrais être en train de le tuer, au lieu de le secourir.
Les torches brûlaient de plus en plus bas, deux ou trois s’étaient déjà éteintes, et nul ne se souciait de les remplacer. Cersei ne revenait pas. Ser Dontos s’aventura jusque sur l’estrade, pendant que l’autre fol fixait sur lui tous les regards. « Regagnez votre chambre, chère Jonquil, souffla-t-il. Verrouillez-vous-y, vous serez moins exposée qu’ici. Je viendrai vous chercher quand auront cessé les combats. »
Quelqu’un viendra m’y chercher, pensa-t-elle, mais qui ? vous, ou ser Ilyn ? Dans son affolement, elle faillit une seconde le conjurer de la défendre. Il avait été chevalier, lui aussi, il avait, lui aussi, su manier l’épée, juré de protéger les faibles… Non. Il n’a ni le courage ni l’habileté nécessaires. Je ne réussirais qu’à le faire périr avec moi.
Elle eut besoin de toute son énergie pour quitter d’un pas nonchalant le Bal de la Reine, alors qu’elle mourait si vilement d’envie de prendre ses jambes à son cou. Ce n’est pourtant qu’en atteignant son escalier qu’elle les prit effectivement, grimpant quatre à quatre et tournant tournant, tant qu’à la fin le souffle lui manqua. Le vertige l’étourdissait quand l’un des gardes boula contre elle. Sous le choc, une coupe enrichie de gemmes et deux chandeliers d’argent s’échappèrent du manteau rouge dans lequel il les avait enveloppés et dégringolèrent de marche en marche avec un tapage d’enfer. Il se jeta à leur poursuite sans prêter à Sansa le moindre intérêt, un vague coup d’œil l’ayant assuré qu’elle n’envisageait pas de lui disputer son butin.